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Se souvenir de Todorov

Fulvio CACCIA

Je n’étais pas un proche de Todorov même si je le fréquentais depuis longtemps par livre interposé. Je me souviens encore du choc qu’avait provoqué en moi la lecture de « Nous et les autres » que je tiens comme l’un des meilleurs essais sur l’altérité. Dans ce livre admirable et généreux, il réussissait à faire dialoguer par delà les siècles des auteurs  très différents  en nouant entre eux le fil d’une pensée qui mettait en lumière les deux facette de l’humanisme français -comme de tout humanisme d’ailleurs- : le singulier et  l’universel. Moraliste, il aura sa vie durant décliné ces termes en montrant que malgré leurs paradoxes, ils sont complémentaires. 
En m’installant à Paris, nos chemins se sont croisés. J’ai alors pu lui proposer de les décliner à nouveau puisque la revue ViceVersa dont j’étais un des animateurs  allait consacrer sa  prochaine livraison aux  rapports entre nation, race et culture. Il accepta volontiers. Le titre de son article s’intitulait «A quoi sert la nation ? » C’était en 1991. Sa démonstration très  élégante  n’opposait pas la nation au cosmopolitisme mais l’enrichissait. «  C’est grâce au maintient des cultures particulières qu’on pourra encore accéder à l’universel ».  
Tout l’esprit de Todorov se trouve dans cet  équilibre subtil, cette attitude bien tempérée qui refuse de succomber aux tentations simplificatrices des extrêmes.  

Un autre versant de son humanisme se trouve dans l’amour qu’il portait à  Paris comme il exprima dans cette conférence que vous pourrez lire ici . Alors  conseiller pour le Forum des instituts culturels de Paris  (FICEP), j’avais demandé à Todorov s’il accepterait de prononcer l’allocution de conclusion dédié aux écrivains étrangers à Paris. Encore une fois, il acquiesça de bonne grâce. Le colloque s’est tenu à la Bibliothèque Nationale de France  en 2002 dans cette même salle où jeudi le deux mars prochain un hommage lui sera rendu. Dans son  allocution il convoqua trois poètes. Les relations contrastées d’Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke, Marina Tsvétaïeva avec la France  lui servirent à illustrer une interrogation qui n’était pas étranger à son propre parcours . « Plus concrètement, la question se pose pour eux : se serviront-ils toujours de leur langue natale ou écriront-ils désormais en français ? »  Ah, la langue française ! C’est par elle  qu’il était devenu français. Il l’utilisait magistralement avec une élégance et une transparence qui lui permettait, sans l’air d’y toucher, de  mettre à distance nos certitudes les plus enracinées.

La dernière fois que je l’ai rencontré, c’était par hasard il y a quelques années dans les corridors du métro Châtelet de Paris. Il marchait  juste à côte de moi. Je l’ai reconnu et aussitôt interpellé. Je venais de lire  son remarquable essai «  La peur des barbares »  et je voulais absolument lui consacrer l’émission littéraire que j’animais alors sur une télévision de proximité. Sans doute l’avais-je dérangé dans ses pensées. Il me regarda d’un air perplexe et distant et m’a dit : « Plus tard quand j’aurais un nouveau livre ». J’ai regardé sa  tignasse blanche ébouriffée s’éloigner sur le quai de la ligne deux.  

C’est par mail en 2015 que je me suis rappelé à son bon souvenir. Je lui proposais d’être le conférencier qui ouvrirait le colloque sur les bonnes pratiques en matière de diversité culturelle que l’Observatoire de la diversité  culturelle, association que j’avais co-fondée, organisait à l’occasion des dix ans de la Convention de l’UNESCO du même nom. Mais encore cette fois, la nouvelle rencontre n’a pas pu se réaliser. L’échange fut bref et amical  et se  conclut par ces paroles : « Je vois que les affaires de la diversité culturelle vous tiennent toujours à coeur. A moi aussi.» Avec mon meilleur souvenir »Tzvetan Todorov.  Souvenons-nous de lui. Sa pensée nous manque déjà

 

 

 

A quoi servent « les écritures migrantes » ?

 Fulvio Caccia

Ce texte est celui de l’allocution d’ouverture du colloque  “1985-2005 : vingt ans d’écriture migrante au Québec. Les voies d’une herméneutique”, ( Marc Arino et Marie-Lyne Piccione)  Presses universitaires de Bordeaux, 2007. 

Dans son plus récent essai, le romancier tchèque Milan Kundera nous rappelle qu’il y a deux contextes élémentaires pour situer et apprécier une oeuvre d’art : ou bien l’histoire de sa nation appelée « petit contexte » ou bien l’histoire surpra nationale de son art : « le grand contexte ». Contrairement à la musique, la littérature est davantage liée à l’histoire de la nation qui la produit à cause de la force centripète de la langue qui maintient les productions littéraires à l’intérieur de son territoire. Hors de la langue, point de salut. C’est pourquoi l’histoire mondiale de la littérature brille par son absence. Kundera attribue à ce monolinguisme « l’irréparable échec intellectuel de l’Europe1».

Ce constat sévère, formulé par l’un des romanciers les plus importants de notre époque, jette une lumière inédite sur la valeur heuristique de la notion que nous nous apprêtons à discuter : les écritures migrantes.

L’hypothèse que je souhaite exposer et défendre dans ces pages est la suivante. Les écritures migrantes ont été et demeurent une tentative pour inscrire les jeunes littératures néocoloniales dans le « grand contexte ». Telle est, à mes yeux, sa seule et unique valeur heuristique. C’est pourquoi envisager les écritures migrantes seulement dans le « petit contexte » n’a strictement aucun sens. Ou s’il y en a un, c’est plutôt celui de mesurer leur degré de naturalisation au sein des nouvelles littératures nationales, autrement dit, leur degré d’idéologisation.

Vous pardonnerez la brutalité de cette affirmation qui va peut-être à rebrousse-poil des idées reçues et des pratiques en ce domaine. Mais avec ses vingt ans, et toutes ses dents ! Les écritures migrantes ainsi que les appareils critiques qui les soutiennent sont parvenus, me semble-t-il, à l’âge adulte et à ce titre peuvent affronter quelques vérités qui permettront de comprendre pourquoi ce terme est venu à désigner le contraire de ce qu’il décrivait au milieu des années 80.

Une genèse en trois actes

Revenons en arrière, si vous voulez bien ; soit au moment où cette notion est utilisée pour la première fois au sein de la littérature haïtienne en diaspora. Le premier acte débute durant les années 80, alors que les écrivains haïtiens prennent la mesure de leur « arrachement » (Dorsinville) et de la manière dont l’exil a transformé leur rapport à l’écriture. Ecartelés entre deux continents et quatre pays d’accueil, ceux-ci cherchent à penser les conditions d’une littérature nationale hors de son territoire originel. Comment en effet être reconnus par l’institution littéraire dès lors que celle-ci appartient à d’autres dispositifs nationaux et visent donc des lectorats «étrangers » ? Tel est en effet l’équation complexe à laquelle cherche à répondre cette génération née pour l’essentiel entre les deux guerres.

L’équation que les écrivains haïtiens doivent résoudre, comporte deux inconnues : l’une est formelle, l’autre est thématique et renvoie à la filiation. D’abord, comment dépasser l’imitation, le mimétisme de leurs aînés avec l’épineux problème du lectorat et du rapport entre langue vernaculaire et langue véhiculaire. Ensuite, quelle distance prendre avec la négritude et l’indigénisme des Césaire, Senghor, Dumas qui les rattacheraient trop exclusivement à leur continent d’origine en mettant sous le boisseau leur américanité fondatrice et donc leur métissage ?

« A l’heure actuelle, il semble que nous soyons arrivés dans les nouvelles productions caraïbennes à ce que j’appellerais : « l’époque du dépassement, une écriture métisse ». Les derniers textes m’apparaissent non plus répondre à la première question de Kant -qui sommes-nous ? Mais évoluent vers un : que pouvons-nous faire ? Que pouvons-nous espérer ?2 » Vous aurez reconnu le propos d’Émile Ollivier qui en souhaitant le dépassement de la question identitaire, problématique moderne ô combien, introduit un nouveau terme : l’écriture métisse, l’écriture migrante.

Cette réflexion, comme bien d’autre font partie d’un recueil d’entretiens passionnants intitulé le pouvoir des mots, les maux du pouvoir : des romanciers haïtien en exil que Jean Jonassaint a consacré à cette génération en 1986. S’il faut donc trouver une origine aux « écritures migrantes»3, c’est bien dans ce livre-jalon qu’il faut la situer. C’est là dans la bouche d’Emile Ollivier mais surtout dans l’échange entre deux écrivains que jaillit cette nation comme on frappe deux pierres de silex. Si elle se manifeste de manière suffisante et nécessaire en tant que théorie du métissage et stratégie du dépassement, les écritures migrantes ne concernent dans un premier temps que les seules écritures caraïbéennes.

Le second acte advient lorsque leur compatriote Robert Berrouet-Oriol décide d’alerter l’institution littéraire québécoise qui était restée muette à ce propos. Son article, intitulé « Effet d’exil », sera publié dans le dossier spécial «culture politique au Québec» de la revue transculturelle Vice versa de Montréal dont j’étais le rédacteur en chef et membre du collectif fondateur. L’agacement de Berrouet-Oriol se comprenait d’autant plus que l’ouverture québécoise était d’emblée saluée par des auteurs comme René Depestre qui voyaient le Québec comme « un oasis4» de liberté et de réflexion pour ses compatriotes exilés.

L’article fit mouche. Car son auteur avait compris que cette demande de reconnaissance institutionnelle ne concernait pas seulement les romanciers de la diaspora haïtienne mais aussi la littérature québécoise. L’écrivain l’affirmera d’ailleurs en lettres capitales : “ l’enjeu culturel et politique” ne résidait pas seulement dans “la CAPACITÉ du champs littéraire à accueillir les voix venues d’ailleurs mais surtout d’assumer à visière levée qu’elle est travaillée transversalement par des voix métisses”5. On ne saurait être plus clair.

Devant ce pressant appel du pied, l’institution littéraire répondra par l’entremise de Pierre Nepveu, l’un de ses plus éloquents représentants. Poète et écrivain lui-même, auteurs d’essais remarqués, Nepveu sera particulièrement sensible à cette expression créatrice qui se manifestait au sein d’une littérature postcoloniale désireuse de s’émanciper de la tutelle de la tradition.

Ecriture migrante de préférence à “immigrante” ce dernier terme me paraissait un peu trop restrictif mettant l’accent sur l’expérience et la réalité même de l’immigration, de l’arrivée au pays et de sa difficile habitation (ce que de nombreux textes racontent ou évoquent effectivement), alors que migrante insiste davantage sur le mouvement, la dérive, les croisements multiples que suscite l’expérience de l’exil. “Immigrante “ est un mot à teneur socio-culturelle, alors que “migrante “ a l’avantage de pointer déjà vers une pratique esthétique, dimension évidemment fondamentale pour la littérature actuelle.»

Cette note infrapaginale dans L’Ecologie du réel, publié en 1988 6constitue le 3e acte de la mise en orbite des écritures migrantes. En lui consacrant dans le même ouvrage un chapitre entier, l’écrivain universitaire ouvre la donne avec les mêmes préoccupations de problématiser la littérature québécoise en dehors des cadres nationaux. Par cet essai qui fera date, l’institution signait non seulement un certificat de naturalisation pour l’œuvre des écrivains haïtiens mais, mutatis mutandis, accordait à l’ensemble des écrivains d’origine étrangère une opportunité inédite, du moins en théorie, de pouvoir confronter leur travail avec celui des autochtones à l’aulne de la pratique esthétique, du style.

Homologies

Que cette reconnaissance de la multiappartenance provienne d’une culture elle-même néocoloniale et en partie métissée, ne doit pas surprendre au demeurant7. Il y avait en quelque sorte homologie entre le projet de dépassement identitaire porté par les écrivains haïtiens et celui des écrivains québécois les plus progressistes. Cette homologie tenait essentiellement aux mêmes questionnements sur le matériau de la langue et sur ses niveaux (joual/ langue de culture) et la même rapport au modèle hexagonal.

Plus consciente de sa fragilité, moins bien dotée que ses modèles (français et anglais) mais plus que sa consoeur haïtienne, la littérature du Québec était particulièrement bien préparée à recevoir et à incuber une notion qui lui permettra du coup d’affirmer une universalité qui ne pouvait prendre appui sur la centralité de la langue et le poids démographique de ses locuteurs mais au contraire sur sa faiblesse et sur sa périphérie.

L’homologie était également au rendez-vous auprès des écrivains anglo-montréalais qui, à la suite du mouvement McGill français, étaient soucieux de prendre leurs distances avec leur élite politique trop inféodée au modèle libéral. Il en est agi de même pour les écrivains issus des immigrations et notamment de l’immigration italienne. Quoique plus récents, ceux-ci devaient aussi se confronter au problème de la langue et aux conditions éthiques et esthétiques du métissage tels qu’elles avaient été esquissées quelques cinquante ans plus tôt par le cubain Fernando Ortiz.

Cet auteur voulait alors définir l’identité de son île natale à travers son quadruple héritage. Pour Ortiz, la transculturation est « vécue par l’immigrant, déraciné de sa terre natale, dans son double mouvement de mésdaptation et de réadaptation, de déculturation ou exculturation et d’acculturation ou inculturation pour tendre enfin vers la synthèse de la transculturation8». Cette définition avec son mouvement hégélien correspondait mieux, selon nous du collectif Vice versa, au fondement de la culture politique en Amérique avec ses métissages ethniques et culturels.

A ce moment, haïtianité, québecité, italianité, anglo-montréalité convergeaient dans cette quête multiple et fiévreuse vers la modernité/postmodernité d’une littérature universelle selon les vœux même qu’un Goethe formulait jadis. « La littérature nationale, affirmait-il, ne représente plus grand-chose aujourd’hui, nous entrons dans l’ère de la littérature mondiale ( die Weltliteratur) et il appartient à chacun d’entre nous d’en accélérer cette évolution »9. Le Montréal de cette période à été sans doute l’éphémère relais, l’accélérateur de cette littérature mondiale en gestation dont l’obsédant fantasme traverse l’histoire des lettres occidentales comme les particules d’antimatière surgissent, un bref instant, du cyclotron. Moment de grâce durant lequel la coïncidence de cette quadruple homologie retourna l’impossibilité kafkaïenne de la littérature haïtienne (impossibilité d’écrire en français, impossibilité d’écrire en créole, impossibilité d’écrire autrement) pour en faire le nouvel avatar paradigmatique du « grand contexte ».

Mais, chassez le naturel, il revient au galop. S’il y a eu ouverture et, ceci est incontestable, il n’en demeure pas moins qu’après vingt ans, plusieurs dizaines de titres, des prix prestigieux, une polémique10 et quelques anthologies, force est de constater que la réception des écritures migrantes est restée cantonnée pour l’essentiel au « petit contexte » recouvrant précisément «la teneur socio-culturelle» qu’il était censé dépasser.

Pourquoi donc cet échec ? Pourquoi cette impasse sur la pratique esthétique ? Sur le style ? Il y a plusieurs raisons à cela. Je dirai d’abord que ce retournement est une constante dans la genèse des littératures et à fortiori des sociétés en mutation. Que ce soit dans la société italienne du XIVe siècle, de la France révolutionnaire, de la société allemande préromantique… s’ouvre alors « une fenêtre d’opportunité » dans laquelle, l’espace d’un bref moment, se rejoue le rapport à l’autre et à sa modernité.

C’est justement à cette occasion, dans ce kairos que Goethe avait formulé les contours de la Wieliteratur qui était lui-même en résonance, 500 ans plus tôt avec le vulgaire illustre théorisé par Dante. Pour l’auteur de la Divine Comédie « la langue illustre », la langue de la poésie, n’est pas une langue nationale, mais une langue étrangère. Elle est « partout et nulle part ». « Nous disons que le vulgaire illustre, cardinal, aulique et courtois d’Italie est celui qui est propre à toutes les cités mais n’appartient à aucune et par lequel tous les vulgaires des Italiens sont mesurés, pesés et comparés11. » C’est d’emblée une langue déterritorialisée. Et l’on voit ainsi fonctionner dans toute sa splendeur la mécanique binaire par laquelle l’esprit humain cherche à pallier son manque, son sentiment de perte, de séparation. Je fais référence aux travaux de Jacques Lacan sur le Nom du Père qui préside à l’apprentissage du langage et de la culture.

On sait que le nourrisson se trouve dans une relation fusionnelle avec le monde qui l’entoure en général et à sa mère en particulier. La mère est l’unique objet de son désir. C’est le surgissement du père et, plus particulièrement, de son nom qui lui signifie que sa mère est aussi l’objet de désir d’un tiers et qu’il devra apprendre à la partager. Cette frustration s’accompagnera de la conscience qu’il est un être séparé, distinct du corps de sa mère ; bref qu’il est incomplet. Et c’est précisément cette frustration, cette angoisse qui engagera l’enfant sur le chemin du langage et de la culture. Lacan nous apprend que le Nom du Père a justement pour fonction de séparer l’enfant du désir de sa mère en l’obligeant à se relier à elle symboliquement par la langue afin de devenir autonome par l’acquisition de la parole.

Ce qui se passe chez le nourrisson n’est pas étranger au développement identitaire des peuples. En séparant et en reliant, en se territorialisant en se déterritorialisant, comme diraient Deleuze et Guattari, l’homme et, à fortiori, l’écrivain instaure une rupture et invente justement du nouveau. Nouveau qu’il oubliera dans la foulée pour mieux se rassurer. Comme l’enfant qui, étonné de faire ses premiers pas, se laisse choir pour sentir la rassurante force de la terre. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : de la terre-mère familière dont l’horizon est sa frontière. En deçà nous sommes dans le périmètre du connu, au-delà nous sommes dans l’inconnu qui nous intrigue d’autant plus que nous savons pertinemment que c’est par là justement que nous trouverons notre salut, qu’arrivera l’Autre.

La Poiêsis, l’autre monde

Cet au-delà de la frontière instille un autre temps, ce que Valery appelle par un curieux renversement « le petit temps ». Ce petit temps, dit-il «donne des lueurs d’un autre système ou « monde » que ne peut éclairer une clarté durable». Ce monde particulier est bien celui de la poiêsis, à la lettre « ce que l’on fait » et qui dans son accomplissement même nous est inconnu.

C’est pourquoi celle-ci fonde la modernité qui n’est que l’incessant travail, au sens obstétrique du terme, des formes anciennes -la tradition- accouchant des formes nouvelles. Cela ne va pas sans douleur, ni violence. Mais tel est bien ainsi que la naissance advient dans ce quelle engendre aussi notre appartenance à la nation : le lieu où l’on naît. C’est aussi dans cette perspective qu’il convient de lire l’injonction rimbaldienne. « Il faut être résolument moderne ». Or, pour s’accomplir, cette modernité ne requiert nullement le « petit contexte », c’est-à-dire l’histoire socioculturelle d’un peuple mais exige bel et bien le « grand contexte » qui est , rappelons-le, l’histoire des formes littéraires.

C’est seulement en les confrontant aux œuvres antérieures que les productions issues des écritures migrantes, révèleront ce qu’il y a de singulier, d’original, de nouveau. C’est de la sorte que l’on peut légitimement mesurer la véritable valeur d’une œuvre. Mais cette approche « comparatiste » n’est-ce pas là le processus même de toute création ? Comparaison. Imitation. Assimilation « Imitant les meilleurs auteurs grecs, nous rappelle Joachim du Bellay, se transformant en eux, les dévorant, et après les avoir bien digérés, les convertissant en sang et nourriture, se proposant, chacun selon son naturel et l’argument qu’il veut élire, le meilleur auteur, dont ils observaient diligemment les plus rares et exquises vertus…12 ».Voilà qui jette aussi une lumière sur le processus identitaire. L’identité est plurielle et ne s’unifie qu’à travers la soumission volontaire à la Loi. Or cette loi est précisément celle de l’étranger, du barbare qui est aussi la loi du style.

La loi de l’étranger : la loi de l’interdit de l’inceste

Dans un livre magistral13, Robert Richard explore les fondements de cette loi de l’étranger qui par l’interdit de l’inceste, fonde le politique à travers l’art et empêche la sphère du social d’être corrompue par les intérêts privés. L’histoire de l’Occident en définitive, s’y résume : avoir brisé le pluralité du fatum de l’Antiquité en faisant de l’amour chrétien- l’amour de l’autre- (avant qu’il ne devienne un dogme), le paradigme à travers lequel l’Europe reconfigurait l’héritage gréco-latin. La centralité de la littérature dans ce processus est essentiel: la littérature n’est pas un élément parmi d’autres de ce récit aux côté des mythes, des légendes… elle est Le récit collectif.

C’est pourquoi le roman et les romanciers se trouvent au cœur de l’enjeu politique de la représentation. Si le poète est l’amont, le romancier est l’aval. En effet, le roman correspond aux grandes étapes de la construction de l’état moderne avec son endroit (la démocratie) et son avers (le totalitarisme). Le roman surgit en tant que forme au moment où une société cesse de croire à ses dieux et s’essaie à son autonomie et donc à un certain degré d’abstraction c’est-à-dire de métaphorisation. Métaphorisation qui est requise pour vivre dans une société. Mais la clef demeure la langue, bien sûr. La configuration , dirions-nous aujourd’hui, d’ une nouvelle langue véhiculaire (le vulgaire illustre au Moyen-Age, la langue nationale durant les lumière et le romantisme, le langage informatique aujourd’hui) induit naturellement une nouvelle forme de subjectivité et donc de narration.

Chaque époque vit les avatars de cette profanation qui peut conduire à l’idéologie, il est vrai. Les grandes oeuvres marquent ces passages et permettent de se reconnaître dans la diversité. C’est pour cela qu’elles sont les balises à partir desquelles se constitue un espace public qui tout en étant national est universel. Cette comparaison peut au demeurant réserver plusieurs surprises dont la première serait de s’apercevoir que les « écritures migrantes » ne sont pas nécessairement l’apanage des seuls «migrants». Et vice versa. Pour ne prendre que la cas du Québec, un écrivain « autochtone » tel un Hubert Aquin est beaucoup plus près de l’esthétique migrante -qui est l’esthétique même du roman- que nombre d’écrivains censés appartenir à cette catégorie et qui ne pratiquent en fait qu’une littérature du « petit contexte » avec des trémolos de nostalgie dans la voix. Du kitch dégoulinant de bons sentiments et de familialisme. N’est pas migrant qui veut !

Mais comment alors définir une esthétique migrante ? Est-ce le plurilinguisme, la subversion des genres ou, plus généralement, les dérives par le rapport à un point fixe qui pourraient alors la déterminer ? Nous pensons que non. Naguère alors que les modèles littéraires étaient relativement bien circonscrits par les manuels de référence, il était plus facile de transgresser les formes pour produire du neuf (ou pour le croire) et revendiquer du coup la posture du moderne. Mais depuis le milieu du siècle dernier après les chocs successifs de Proust, Joyce, Kafka, mais aussi de Beckett, et de Ionesco ces illustres transfuges de la langue française, cette posture est devenue à son tour un lieu commun, travaillée par l’idéologie. Il convient donc de rappeler ce que « la science du beau » tel que l’a voulu le philosophe allemand A. G. Baumgarten, a à voir avec, « le sensible, le perceptible ». C’est donc à partir d’une phénoménologie de la sensation qui est mouvement, émotion que peut s’élaborer des critères éthiques et esthétiques à partir desquels on serait en mesure d’apprécier un oeuvre. « Un soir j’ai assis la beauté sur mes genoux, je l’ai trouvée amère et je l’ai injuriée. » Ce vers qui ouvre Une saison en enfer de Rimbaud nous donne un indice sur ce qui se joue dans la réception du beau et qui nous semble au premier abord « amer», Dante dirait « acerbe». L’amertume de la beauté, c’est l’émotion ressentie face à ce qui, dans sa nouveauté même nous dépasse14. Car le beau, le nouveau participent d’une loi qui n’appartient pas au monde familier. Cette loi est barbare, étrangère.

« Et le professeurs des littératures étrangères ? se demande encore Kundera, n’est ce pas leur mission toute naturelle d’étudier les œuvres dans le grand contexte de la Weltliterature ? Aucun espoir ! laisse tomber l’écrivain. Pour démontrer leur compétence d’experts, ils s’identifient ostensiblement au petit contexte national des littératures qu’ils enseignent. Aucun espoir, assène-t-il une seconde fois ; c’est dans les universités à l’étranger qu’une œuvre d’art est la plus profondément embourbée dans sa province natale. 15»

*

Mesdames et messieurs les canadianistes, les québécistes, il n’en tient qu’à vous de faire mentir les propos de Kundera. Il ne tient qu’à vous de jeter durant ce colloque les bases d’un vaste chantier qui conduira enfin à l’avènement de cette littérature mondiale entrevue par Dante et souhaité par Goethe.

Plus que jamais cette littérature mondiale est devenue une nécessité. Devant des espaces nationaux qui se rétrécissent comme peau de chagrin, devant l’implosion des espaces éditoriaux qui croulent sous la surproduction des pseudo romans marqués par une esthétique postnaturaliste du plus mauvais aloi, devant une critique journalistique inexistante… il devient urgent de réintroduire à la lettre la loi de l’étranger qui permettra de séparer ce qui participe du nouveau de ce qui, sous un vernis de modernité, demeure passéiste16. Vous, plus que quiconque êtes préparé pour ce faire. En conclusion je formule le souhait que l’on compare non seulement les écritures migrantes lusophones, hispaniques, italiennes, anglo-saxonnes, néerlandaises entre elles mais aussi avec les textes de « l’internationale dénationalisée des créateurs » dont « le centre est partout et nulle part 17» afin que, par cette mise en relation, puisse émerger une véritable littérature mondiale. C’est à mes yeux la seule mais grande utilité des écritures migrantes.

1 Milan Kundera, Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p.49

2 Jean Jonassaint le pouvoir des mots, les maux du pouvoir : des romanciers haïtien en exil (Paris-Montréal, Arcantère/PUM 1986), p.93

3 Dans son roman, la Québécoite, publié en 1983, chez XYZ, Régine Robin parle de la « Parole immigrante ». « Tout juste une voix plurielle,

une voix carrefour,

une voix de l’autre au brisant du texte

la parole immigrante ». Collection typo, 1993, page 167. Bien que l’affirmation de Robin soit antérieure, elle ne sera pas reprise en tant que concept par l’Institution littéraire et demeurera donc dans le registre de la narration expressive. Question de synchronisme mais aussi de connotation.

4 Ibidem, p.211

5 Robert Berrouet-Oriol, L’effet d’exil, in Vice versa no 17, décembre1986-janvier 1987, p.20-21

6 Pierre Neveu, L’écologie du réel, Montréal, Boréal, p.233

7 Voir à cet égard les travaux de Simon Harel depuis le voleur de parcours, Montréal, XYZ,1989

8 Fernando Ortiz, Contrapunteo Cubano del Tabaco y el Azúcar, Edition Ariel, Barcelona, 1973

9 Cité par Milan Kundera, dans Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005 p.50

10 Suite à la publication de l’ouvrage de Monique LaRue, L’arpenteur et le navigateur Montréal : Éditions Fides : CÉTUQ Centre d’études québécoises Université de Montréal, 1996.

11 Dante Alighieri, De l’éloquence vulgaire, Paris, La Délirante, traduit du latin par Frédéric Magne, p.30

12 La Défense et Illustration de langue française, Poésie .Gallimard p.214 Paris, 1967.

13 Robert Richard, L’émotion européenne, Montréal, édition Varia, 2004

14 Dante est très clair à cet égard. Il met dans la bouche de son trisaïeul Cacciaguida cet encouragement à son égard : « Tu devras livrer au grand jour ta vision tout entière et laisser les gens se gratter là où ils ont la gale. Car au premier goût ta parole semble acerbe, elle laissera ensuite une nourriture de vie quand elle aura été digérée » (Paradis, XVII,128-132) cité par Robert Richard, ibidem p.196

15 Ibidem p.51

16 Voir Pierre Bourdieu, Contre-feux 2, Paris, Editions Raisons d’agir, 2001 « C’est ainsi que l’on voit apparaître aussi dans, tous les univers…des productions culturelles en simili, qui peuvent aller jusqu’à mimer les recherches de l’avant-garde toute en jouant des ressorts les plus traditionnels des productions commerciales et qui , du fait de leur ambiguïté ,peuvent tromper les critiques et les consommateurs à prétentions modernistes grâce à un effet d’allodoxia » p.83

17 ibidem,p.83-84 « … les Joyce, Faulkner, Kafka, Beckett ou Gombrowicz produits purs de l’Irlande, des Etats-Unis, de la Tchécoslovaquie ou de la Pologne mais qui ont été faits à Paris …n’auraient jamais pu exister et subsister sans une tradition internationale d’internationalisme artistique et, plus précisément, sans le microcosme de producteurs, de critiques et de récepteurs avertis qui est nécessaire à sa survie et qui, constitué depuis longtemps, a réussi à survivre en quelques lieux, épargnés par l’invasion commerciale. »

La liberté d’expression et son double

Fulvio Caccia

Texte préparé pour le colloque «  Charlie-hebdo : deux après, organisé par PEN CLUB France les 11 et 12 janvier 2017 à Paris

Qu’est-ce qui entrave la liberté d’expression, qu’est-ce qui peut la libérer ? A la première question, je répondrai que c’est justement la liberté, même détachée de son rapport à l’autre, qui l’aliène au sens propre, c’est à dire qui la rend étrangère à soi-même. Cette désolidarisation avec le for intérieur de chacun se traduit d’abord par un hyper individualisme érigé en système lui-même soutenu par un hyper libéralisme économique qui fait de la seule accumulation des richesses et d’argent la finalité suprême.

Cette dérive inverse le fameux article quatre de la Déclaration des droits de l’homme que pourrait dès lors se lire ainsi : ma liberté commence lorsqu’elle s’affranchit de celle d’autre. Cette inversion, ce renversement de toutes les valeurs, cher à Marx, réintroduit dans le même mouvement le droit du plus fort qu’un Rousseau avait dénoncé jadis dans le Contrat social. Alors, il s’agissait d’abolir la société de la dette infinie avec ses obligations de clan ou de famille pour faire advenir une société d’hommes libres s’affirmant par les seuls mérites du travail et de la liberté d’entreprendre.

La liberté individuelle  qui fut le moteur au XVe siècle du formidable progrès intellectuel des humanités européennes et par ricochet du décollage économique, technologique et politique de l’Europe, se paie par un autre paradoxe. Celui d’avoir fait de la liberté d’expression l’alibi, la bonne conscience de l’hégémonie européenne au cours des 500 dernières années. Cette bonne conscience qui couvrira bien des abus -et notamment l’expérience coloniale- introduit un autre paradoxe, et pas des moindres : le relativisme culturel. Car, s’il est vrai que la liberté d’expression peut se comprendre dans le cas d’un citoyen isolé se défendant contre les abus d’une administration toute puissante, elle aura un autre son de cloche lorsqu’elle consiste à diffuser des informations trompeuses ou haineuses. « Liberté d’expression » n’était-il pas le titre de la revue de l’antisémite Druont ?

Aussi je le dirai avec Tzvetan Todorov « la liberté d’expression n’est pas le fondement universel de la démocratie ». Au moment où elle semble triompher, la démocratie induit ses propres maladies immunes comme l’affirmait le psychanalyste René Major lorsqu’il expliquait, à la suite de Freud, le rapport libidinal à l’économie, c’est à dire son rapport à l’inconscient. Mais si l’inconscient peut permettre de comprendre ce qu’est la conscience individuelle, le for intérieur qui se réfléchit à travers et au delà du langage, c’est parce que le langage est bien le cœur,  l’enjeu principal et le théâtre de guerre des forces centripètes et centrifuges qui nous constituent : Éros et Thanatos, l’ouvert et le fermé  et ( reprises en termes moraux)   le bien et le mal. Dans ce contexte,  loin d’être inédite,  cette question se pose : comment l’écrivain peut-il restaurer la liberté d’expression ? Et bien tout simplement en exerçant pleinement son rôle dans l’espace public. Cet espace est celui même de la sphère de la délibération et de la confrontation. Oui mais encore, me direz-vous…

Revenons à la Déclaration des droits de l’homme. Son article 11 qui institue la liberté d’expression prévoit que « les abus doivent être sanctionnés par la Loi ». La mission de l’écrivain consisterait donc justement à prévenir ces « abus ». Quels sont-ils ? Il ne s’agit pas ici, vous l’aurez compris, de se substituer aux juges et aux juristes mais bien de remplir sa mission d’écrivain . Et les abus dont il est question à cet égard ce sont bien les abus de langage. Évidemment. Trouver les mots pour le dire. Dénoncer les avatars, souvent invisibles, de ces abus, bref oxygéner l’espace public en le débarrassant des allégories, ces métaphores mortes, (Michel Tournier) , tel est la tâche de l’écrivain humaniste aujourd’hui. Comme hier.

Il y a beaucoup à faire. Et pour cause ! Jamais la manipulation des esprits n’aura été aussi envahissante et systématique. C’est le triomphe de l’envie, la dictature des égoïsmes qui au lieu de s’équilibrer par la main invisible comme l’avait soutenu Adam Smith, s’accentuent de plus belle. Car il n’y a plus de cadre étatique susceptible de contenir la spirale spéculative qui fait de la liberté le bien privé des happy few. C’est cette spirale effrénée qui a détourné « la liberté d’expression » de son objectif premier en démonétisant, dans le même mouvement, la profession d’écrivain. Car cette liberté est prise en otage par les opérateurs du marché qui s’en servent comme caution, lettre de noblesse de leur propre hubris en faisant miroiter la belle mais utopique illusion de la démocratisation des arts et de la culture. Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas de récuser le désir de tout un chacun de s’exprimer ; il s’agit de déprendre la liberté d’expression de ceux qui la manipulent pour conforter leur pouvoir en réduisant toute parole au commun dénominateur de la loi du nombre.

Car aujourd’hui l’utopie de la démocratie culturelle est devenue réalité. Tout individu peut être désormais, l’auteur, l’éditeur et le diffuseur de sa propre expression où le critère unique demeure la loi du marché. On connaît tous des éditeurs numériques, de plus en plus nombreux, qui proposent de mettre  en ligne pour une somme modique ou gratuitement le livre à charge de « l’écrivain » de démarcher ses lecteurs ou, mieux, de se faire repérer par le nombre de clics par un « vrai éditeur » qui le publiera. Cela n’est pas nouveau, me direz-vous. C’est du compte d’auteur déguisé. Qui un jour ne l’a pas expérimenté.

Certes, cependant ce type d’édition, somme toute marginale, accompagné d’autres dispositifs qui réduisent l’espace public au réflexe binaire induit par Facebook ou YouTube est déjà la règle. La taille colossale de cette dissymétrie met en danger l’écosystème de l’édition. Avec entre autre comme conséquence une littérature de divertissement, une world literature déjà bien prospère qui a le goût, la posture, la forme de la littérature comme aurait dit Pierre Bourdieu mais qui n’en est pas. Plusieurs auteurs déjà ont dénoncé cette mainmise…qui nous précipitent tous autant que nous sommes, dans le « bruit », la foule des anonymes noyés dans le flux accéléré de l’information.

Comment contrer cette stratégie mortifère qui exige, d’un extrême à l’autre, du consommateur lambda aux fanatique de Daesch, « du temps de cerveau disponible » soit des êtres dociles et décervelés ? Comment lutter contre le refus de penser, contre la généralisation de la « banalité du mal » (Arendt) ? Contre le déclassement de la parole de l’écrivain réduite à devenir le faire valoir d’un marché dérégulé dont la liberté d’expression sert de cache sexe ?

La tâche qui nous incombe, nous écrivains et j’ajoute « humanistes, est donc claire : nous déprendre à notre tour du rôle de « bonne conscience » politique qui nous est attribué d’office pour mettre en lumière le travail d’expression de la diversité des fors intérieurs, de la subjectivité humaine humaine. C’était et cela demeure la « mission historique » de l’écrivain. Mais ce droit de cité n’implique pas la liberté absolue comme certains veulent nous le faire accroire. Il doit tenir compte de l’autre en nous (Rimbaud). C’est l’expression de cet espace délibératif intériorisé qui est le territoire de la vraie liberté d’expression. Encore fait-il éviter les séductions des nouvelles idéologies utilitaristes (Arendt) et les pièges du politique et réinscrire le projet esthétique au cœur du rapatriement de la subjectivité contemporaine.

Aujourd’hui, dans le bruit ambiant , réduit à devenir plus que jamais le publiciste de ses propres travaux, l’écrivain peine à renouer les fils du sens. Les idéologies politiques anciennes sont mortes. L’idéologie économique ou utilitariste est beaucoup plus insidieuse et difficile à repérer. Chacun se souviendra du témoignage de cette  romancière roumaine ,qui  a témoigné l’an dernier , ici même à cette tribune. Après avoir protesté trente ans durant contre la dictature du prolétariat imposé par Ceausescu, elle était « resté sans voix » lorsque son sémillant éditeur allemand lui avait annoncé candidement avoir coupé une centaine de pages de son roman « pour le rendre plus lisible, donc plus commercial ». Méfions de nos amis … dit le vieil adage.

Car nous rendre « sans voix », inaudible, nous les écrivains, telle est bien la stratégie de cette nouvelle idéologie soft qui avance masquée et qu’il convient de démasquer. Quel est le sens du combat ? Qui est notre ennemi ? Qui sont les alliés objectifs ? nos atouts ? Mais d’abord, une question se pose : sommes-nous en guerre ? La réponse là aussi est sans appel : bien sûr que nous le sommes ! Et depuis belle lurette. Et je ne parle pas ici de la « guerre contre le terrorisme » déclarée depuis les attentats de Charlie Hebdo. Je parle de cette guerre culturelle qui commence au tournant des années 80 et qui désormais bat son plein. Pourtant des signes auraient du nous alerter : le décrochage du dollar avec l’or en 1974, l’espace public qui se rétrécit, la fathua sur Salman Rushdie, la publication du Choc des civilisations de Samuel Huntington, manifeste géopolitique libéral s’il en est, surviennent au moment où triomphent les théories monétaristes. Hasard ?

A cet égard l’assassinat de l’équipe de Charlie Hebdo doit être envisagé comme le dernier et tragique épisode de cette séquence commencée au début des années 80 ! Mais attention, il ne fait  pas se tromper d’ennemis. Le djihadisme n’est que l’effet induit d’un ultralibéralisme imposé par les opérateurs de l’école de Chicago et repris ensuite par Reagan et Thatcher.

Alors, comment libérer la liberté d’expression de son excès de liberté ? Que faire ? Le mot de Lénine est plus que jamais d’actualité. Il faut reprendre la parole publique. A cet égard ce colloque est un signe positif ; il faut créer des contre-feux, des lieux de résistance, c’est à dire des lieux d’édition, détourner à leur tour les nouveaux outils numériques, penser une alternative, bref retisser les liens avec la république mondiale des lettres, cette « internationale de créateurs dénationalisés » (Pascale Casanova) qui depuis le Moyen-âge jusqu’ à nos jours » a contribué à fonder les futures littératures nationales mais plus encore à prévoir leur dépassement .

C’est le sens qu’il faut accorder à l’injonction de Goethe lorsqu’il recommandait dès le début du XIXe siècle de dépasser déjà les littératures nationales afin qu’advienne une véritable littérature mondiale : die Weltliteratur. Cette littérature n’est pas ce manifeste exotique proposé il y a une dizaine d’année par le quotidien le Monde et moins encore l’addition des littérature nationales ; il implique la reconnaissance de l’altérité que fonde toute littérature et dès lors toute culture. Cette non reconnaissance, est pour Milan Kundera « le grand échec intellectuel de l’Europe », incapable de ce fait de donner à « sa grande valeur – la diversité culturelle »- sa traduction politique. C’est la raison pour laquelle l’auteur de l’Identité anticipe non sans nostalgie le retour à la tradition où la nouveauté, la modernité et donc le progrès social auront été évacués pour de bon, reconduisant ainsi la volonté de plus fort qui comme nous le rappelle la fontaine , « est toujours la meilleure ». Donc au boulot !

Du livre à l’appli pour smartphone : comment la littérature a jeté l’encre

de Roméo Fratti

« La technologie que j’aime, c’est l’édition de poche américaine de Freedom. Je peux renverser de l’eau dessus, ça fonctionne encore et ça fonctionnera pendant des années. » L’eau peut briser la fonctionnalité d’un dispositif technologique, mais ne peut en aucun cas court-circuiter la fonction référentielle de l’écriture et son substrat, le livre. C’est l’idée d’une non-obsolescence programmée de l’objet-livre qui est ici évoquée par Jonathan Franzen en 2012, lors du Hay Festival en Colombie.

L’écrivain américain poursuit en suggérant que la fixation de l’écriture dans le petit espace d’un livre possède « (…) quelque chose de permanent et d’immuable (…) » : la littérature livresque donne l’illusion de pouvoir se situer hors du réel, et d’échapper ainsi au spleen d’une existence où tout semble voué à la dégénérescence et au néant. En donnant à entendre que les livres vieillissent mieux que les appareils connectés, Franzen met en scène une dichotomie qui illustre le rapport des objets au temps : l’atemporalisation des significations par l’écriture, en dépit du jaunissement ou de la désagrégation du papier, permet aux livres de s’éloigner de ce que l’écrivain et critique britannique Martin Esslin appelait, dans son essai intitulé Le Théâtre de l’absurde, « l’anxiété et le désespoir qui naissent pour l’homme de savoir qu’il est entouré de zones d’une obscurité impénétrable (…) ». En cela, les livres contiennent un profond élan, à la fois vitaliste et humaniste.

Le numérique déréalise quant à lui la chimère du Ô temps ! suspends ton vol lamartinien et donne un sens vérifiable à la caducité de toute chose créée de main d’homme. Dès lors, l’entrée de l’objet-livre dans la sphère du numérique est à même de susciter des regrets, car elle apparaît comme la victoire de l’éphémère sur le permanent, le triomphe du déclin sur l’immuable. Les livres semblent désormais s’inscrire dans le cadre d’un romantisme numérique : la puissance technologique entre en résonance avec les esprits, alimentant ainsi la fantasmagorie d’un Surhomme affranchi, qui se distingue des foules. De cela, il ne reste que la conscience inavouée d’un présent dévalué et d’un réel trop exigu, promis à la finitude.

L’écrivain François Bon incite à la dédramatisation en soulignant dans son essai intitulé Après le livre que « (…) l’écriture a toujours été une technologie ! » et qu’ « On a simplement changé d’appareil ». D’appareil en appareil, la littérature suit le cours de son histoire. Offrir des extraits littéraires en numérique, les éditions Hachette l’ont expérimenté, en lançant à l’automne 2016 une application mobile nommée Émile, qui permet de redécouvrir les plus beaux lieux de Paris tels que les ont évoqués des auteurs de la littérature française. En passant à proximité d’un de ces endroits, une alerte est envoyée à l’utilisateur, lui proposant de lire ou d’écouter un court extrait décrivant ledit lieu. Les textes sont lus par deux sociétaires de la Comédie-Française : Elsa Lepoivre et Michel Vuillermoz.

Il y a tout de même un triptyque gagnant dans cette étape numérique de l’histoire en marche de la littérature : la rapidité, la brièveté et la qualité ; un triptyque qui se concrétise par la mise à disposition gratuite et immédiate d’un court extrait d’une œuvre littéraire belle, dans la mesure où elle produit du sens. Le gain de temps et la dimension résolument démocratique qu’apporte le numérique ne peuvent-ils pas offrir une nouvelle chance à la poésie, la forme littéraire la plus boudée par le marché du livre ? La poésie réussit mieux que le roman le paradoxe de dire les silences du monde par la petite musique des mots. Son universalité semble pourtant confinée par le lecteur pressé au rang d’affaire d’initiés. Chose curieuse, d’ailleurs, car la concision qui caractérise la poésie pourrait a priori déterminer l’usage de lecture le plus conforme à ce XXIème siècle en proie au manque de temps.

Derrière l’écran, la littérature n’est plus un livre : les propriétés physiques de sa matière entrent dans une instabilité matérialisée par la connectivité et les proportions variables de la taille des appareils. En ce sens, l’omniprésence du numérique a offert à la littérature l’opportunité d’épouser une forme en perpétuel mouvement, et d’élargir ainsi considérablement son terrain de diffusion. La littérature est à présent en mesure d’occuper l’espace, à l’image de l’énonciation télévisuelle et cinématographique. Ce dépassement de la contrainte de l’immobilité rejoint un autre aspect majeur de la situation actuelle de la culture : la disponibilité généralisée et quasi-instantanée de la production artistique, comme condition de sa jouissance.

Délivrée des livres, la littérature n’est-elle pas en train de s’émanciper et, en quelque sorte, de se montrer dans son plus simple appareil ?

Roméo Fratti

TUSOA

Carole Ashley

We live by brands, Trump lives off of branding. It’s time to rebrand our country, and then take it back.

With the election of a racist, trash-talking billionaire playboy there has probably never been a better moment to rename the U.S. We have POTUS, FLOTUS, SCOTUS, etc.*, so it’s high time to call the U.S.A. by its proper acronym: TUSOA. Now we have a smooth moniker for The United States Of America, which is both bombastic and inaccurate.

Illustration by Elise Engler http://www.eliseengler.com

Tusoa rolls off the tongue and has the look and sound of a small island, one of those idyllic places where willfully-oblivious white tourists darken their skin while a ‘low-intensity’ civil war, one-half instigated and funded by the CIA, rages on behind the strip. With the election of Donald Trump, white supremacists have scored their biggest victory in recent history. He both feeds and feeds off their smallness, rousing them to scream their resentment for everyone and everything they choose to see as alien to their interests: people of color, asylum-seekers and new immigrants, Muslims, powerful women, scientific reason, the First Amendment, and everyone who doesn’t conform to their biblical definitions of love, sex and family. Even though it’s going to hurt them, the screamers have joined in Trump’s trashing of the environmental movement, Native American rights, struggling students, the disabled, and hard-fought rights for women and girls.

Washington politicians, and most of the media did nothing to prevent this man with a neo-Nazi following from becoming president. Even though he’s a sexual predator, shady businessman, and advocate of torture, and lacks basic competence and knowledge, he was allowed to proceed with his campaign. Who cares that he has embraced nepotism and intends to keep on profiting from his global business interests? He considers himself above ethics and the law. Nothing distinguishes him from how we’d describe the dictator of a ‘banana republic.’ He’s our Ubu Roi, the strutting little despot in Alfred Jarry’s absurdist play, whose “central character is notorious for his infantile engagement with his world. Ubu inhabits a domain of greedy self-gratification.”** In Trump’s universe there are apparently no consequences for his words or actions.

Once Trump is installed, at least our newly named Tusoa won’t look or sound as monolithic and terrifying as The USA. When Tusoa rattles its bombs the black and brown people of the world might laugh rather than cower in anticipation of being obliterated, but to protect themselves they’ll need all the ingenuity they can muster.

Regardless of present circumstances it’s right to also avoid using ‘America,’ an arrogant appropriation that so riles citizens of the other countries on this continent, and conveniently, we have Tusoan, an easy to pronounce noun and adjective.

So Tusoans, awaken to your newly-tarnished land, vast in acreage, hugely unequal in wealth, race and class, and even more shriveled and cruel in its politics. To arms! (no guns!), using 21st century means to fight for real and inclusive democracy. We’re not going to accept the looming oligarchy dumped on us by a twisted con man.

Carole Ashley is an artist/photographer who lives in New York.

Illustration by Elise Engler
http://www.eliseengler.com
http://elise-on-ice.blogspot.com

* POTUS: President of the US; FLOTUS: First Lady of the US; SCOTUS: Supreme Court of the US. http://www.merriam-webster.com/words-at-play/scotus-potus-flotus

** Taylor, Jane. “Ubu and the Truth Commission”. University of Cape Town Press. 2007.

Ubu and the Truth Commission is a South African play by Jane Taylor first performed under the directorship of William Kentridge at The Laboratory in Johannesburg‘s Market Theatre[1] on 26 May 1997.

Ubu Roi (King Ubu or King Turd), a play by Alfred Jarry, first performed in 1896.