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Du livre à l’appli pour smartphone : comment la littérature a jeté l’encre

de Roméo Fratti

« La technologie que j’aime, c’est l’édition de poche américaine de Freedom. Je peux renverser de l’eau dessus, ça fonctionne encore et ça fonctionnera pendant des années. » L’eau peut briser la fonctionnalité d’un dispositif technologique, mais ne peut en aucun cas court-circuiter la fonction référentielle de l’écriture et son substrat, le livre. C’est l’idée d’une non-obsolescence programmée de l’objet-livre qui est ici évoquée par Jonathan Franzen en 2012, lors du Hay Festival en Colombie.

L’écrivain américain poursuit en suggérant que la fixation de l’écriture dans le petit espace d’un livre possède « (…) quelque chose de permanent et d’immuable (…) » : la littérature livresque donne l’illusion de pouvoir se situer hors du réel, et d’échapper ainsi au spleen d’une existence où tout semble voué à la dégénérescence et au néant. En donnant à entendre que les livres vieillissent mieux que les appareils connectés, Franzen met en scène une dichotomie qui illustre le rapport des objets au temps : l’atemporalisation des significations par l’écriture, en dépit du jaunissement ou de la désagrégation du papier, permet aux livres de s’éloigner de ce que l’écrivain et critique britannique Martin Esslin appelait, dans son essai intitulé Le Théâtre de l’absurde, « l’anxiété et le désespoir qui naissent pour l’homme de savoir qu’il est entouré de zones d’une obscurité impénétrable (…) ». En cela, les livres contiennent un profond élan, à la fois vitaliste et humaniste.

Le numérique déréalise quant à lui la chimère du Ô temps ! suspends ton vol lamartinien et donne un sens vérifiable à la caducité de toute chose créée de main d’homme. Dès lors, l’entrée de l’objet-livre dans la sphère du numérique est à même de susciter des regrets, car elle apparaît comme la victoire de l’éphémère sur le permanent, le triomphe du déclin sur l’immuable. Les livres semblent désormais s’inscrire dans le cadre d’un romantisme numérique : la puissance technologique entre en résonance avec les esprits, alimentant ainsi la fantasmagorie d’un Surhomme affranchi, qui se distingue des foules. De cela, il ne reste que la conscience inavouée d’un présent dévalué et d’un réel trop exigu, promis à la finitude.

L’écrivain François Bon incite à la dédramatisation en soulignant dans son essai intitulé Après le livre que « (…) l’écriture a toujours été une technologie ! » et qu’ « On a simplement changé d’appareil ». D’appareil en appareil, la littérature suit le cours de son histoire. Offrir des extraits littéraires en numérique, les éditions Hachette l’ont expérimenté, en lançant à l’automne 2016 une application mobile nommée Émile, qui permet de redécouvrir les plus beaux lieux de Paris tels que les ont évoqués des auteurs de la littérature française. En passant à proximité d’un de ces endroits, une alerte est envoyée à l’utilisateur, lui proposant de lire ou d’écouter un court extrait décrivant ledit lieu. Les textes sont lus par deux sociétaires de la Comédie-Française : Elsa Lepoivre et Michel Vuillermoz.

Il y a tout de même un triptyque gagnant dans cette étape numérique de l’histoire en marche de la littérature : la rapidité, la brièveté et la qualité ; un triptyque qui se concrétise par la mise à disposition gratuite et immédiate d’un court extrait d’une œuvre littéraire belle, dans la mesure où elle produit du sens. Le gain de temps et la dimension résolument démocratique qu’apporte le numérique ne peuvent-ils pas offrir une nouvelle chance à la poésie, la forme littéraire la plus boudée par le marché du livre ? La poésie réussit mieux que le roman le paradoxe de dire les silences du monde par la petite musique des mots. Son universalité semble pourtant confinée par le lecteur pressé au rang d’affaire d’initiés. Chose curieuse, d’ailleurs, car la concision qui caractérise la poésie pourrait a priori déterminer l’usage de lecture le plus conforme à ce XXIème siècle en proie au manque de temps.

Derrière l’écran, la littérature n’est plus un livre : les propriétés physiques de sa matière entrent dans une instabilité matérialisée par la connectivité et les proportions variables de la taille des appareils. En ce sens, l’omniprésence du numérique a offert à la littérature l’opportunité d’épouser une forme en perpétuel mouvement, et d’élargir ainsi considérablement son terrain de diffusion. La littérature est à présent en mesure d’occuper l’espace, à l’image de l’énonciation télévisuelle et cinématographique. Ce dépassement de la contrainte de l’immobilité rejoint un autre aspect majeur de la situation actuelle de la culture : la disponibilité généralisée et quasi-instantanée de la production artistique, comme condition de sa jouissance.

Délivrée des livres, la littérature n’est-elle pas en train de s’émanciper et, en quelque sorte, de se montrer dans son plus simple appareil ?

Roméo Fratti

Le droit culturel, la transculture, la diversité et ses exceptions

Fulvio Caccia

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Les négociations qui ont précédé le G-8  en mai 1993  afin d’établir une vaste zone de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis et les déclarations tonitruantes de M. Manuel Barroso, président de la Commission européenne auxquelles s’ajoutent les réactions d’autres politiques comme celle, courageuse, de Michel Barnier, commissaire européen français, ont remis la diversité culturelle sur le devant de la scène.

Car ces escarmouches sont loin d’être anodines ; elles montrent à l’évidence que la bataille autour de la diversité culturelle fait rage de plus belle. Car c’est une drôle de guerre – une guerre invisible et à rebondissements – qui se déroule dans l’ambiance feutrée de ces rencontres internationales où se croisent politiques, ONGs, grands argentiers, lobbyistes des deux rives de l’atlantique. Une guerre qui ne dit pas son nom mais dont les enjeux sont considérables tant sur le plan  politique, économique  que financier puisqu’ils détermineront dans une large mesure dans quelle société demain nous voulons vivre.

Dans les faits, il s’agit d’une nouvelle tentative pour introduire les productions culturelles et de communication dans les négociations des biens et services que conduit l’OMC depuis 1995. Le but consiste à les traiter comme des marchandises, détachées de la charge symbolique dont elles sont porteuses, pour en amplifier la rotation et par conséquent les profits.

Le premier épisode de cette guerre invisible s’est déroulé il y a déjà quatorze ans à Seattle lors du Sommet de l’Organisation mondiale du Commerce. C’est à ce moment que le gouvernement français avait proposé “l’exception culturelle” une notion qui  peinait à fédérer l’ensemble des pays de la planète. C’est pourquoi, souvenons-nous, il lui a été préféré l’expression “diversité culturelle”, plus inclusive. Notion qui devait très tôt rallier le Canada. Il s’agissait pour ce pays de se défendre auprès de l’OMC contre toute-puissance de la publicité américaine dans les magazines américains exportés sur son territoire. l’Organisation mondiale du commerce ayant refusé de leur accorder le droit de taxer les États-Unis en retour, le Canada deviendra l’allié objectif de la France sur cet épineux dossier. La diversité culturelle s’imposera ailleurs d’autant plus facilement que le débat sur l’AMI, l’accord multilatérale sur l’investissement, et c’est là le deuxième épisode de cette guerre larvée, mobilise à l’époque nombre de créateurs et de cinéastes du monde.

Grâce à l’impulsion des diplomaties française et canadienne et de leurs alliées, la diversité culturelle gagnera en popularité. Un pré-accord sera voté en décembre 2001 à Paris et la « Convention sur la protection de la diversité des contenus culturels et des expressions artistiques » sera adoptée définitivement lors de la Conférence générale de l’UNESCO le 17 octobre 2005 par la très grande majorité des pays-membres. Mais cette Convention n’empêche pas les tenants de la culture-divertissement de tenter de l’imposer en catimini. Cela oblige à une vigilance de tous les instants de la part de ceux qui croient que la diversité est un principe universel et régulateur de l’espace civique, technologique autant que biologique. Mais encore faut-il que cette notion soit « au-dessus de tout soupçon ». Ce qui est loin d’être le cas.

Car si la diversité culturelle porte flanc à la critique, c’est que le terme par définition est polysémique. En effet tout le monde est pour la diversité, y compris les puissants de ce monde qui la revendiquent également. Souvenez-vous de la tribune de l’ancien patron de Vivendi dans les pages du quotidien « Le Monde » pour défendre la diversité culturelle de son entreprise et par extension celle de la nouvelle élite mondialisée. C’est ainsi que le franco-catalan et très médiatique PDG de Renault, Carlos Gohn, utilisera la diversité comme argument pour défendre l’entrée de l’indien Mittal dans le capital d’Arcelor. On sait aujourd’hui quel en fut le prix pour la sidérurgie française. Cette diversité culturelle, apparemment heureuse, est celle des marchés mondialisés que nous vantaient naguère les couleurs unifiées de Benetton. Le but était  de nous faire croire  que l’achat d’un bien culturel en espèces sonnantes et trébuchantes servira à  combler , ipso facto le besoin qui s’exprime. « Vous y avez pensé, Sony l’a fait !

C’est pourquoi des initiatives ont vu le jour pour consolider « le droit culturel » et en faire l’assise juridique de ces nouvelles appartenances transnationales. C’est notamment le cas de la Déclaration de Fribourg dont l’animateur principal est le philosophe suisse Patrice Meyer-Bisch de l’Université de Fribourg (http://droitsculturels.org). Ce nouveau droit qui découle de la Déclaration universelle des droits de l’homme permettrait ainsi de mieux représenter les différences culturelles au sein des États-nations qui, on le sait, rechignent par nature à reconnaître les particularismes. C’est le cas en France où le processus de ratification de la Charte européenne des langues régionales a été interrompu en 1999 parce que le Conseil constitutionnel a estimé qu’elle était incompatible avec la Constitution française.

Le républicanisme jacobin, on le voit, est rébarbatif aux minorités. Ses défenseurs craignent une porte ouverte aux dérives communautaristes qui attiseraient les revendications particularistes dont le pays,  jadis avait  souffert. De l’autre côte de l’Atlantique, les sociologues de l’école de Chicago des années trente ont défendu une thèse similaire ; ils avaient théorisé la nécessité pour les immigrants de se fondre dans le modèle de « l’American Way of Life » dont la constitution américaine était la garante. Ce qui permettait du coup de produire de l’unité à travers la diversité et donner un sens au De pluribus unum ; la devise fondatrice du « melting pot » américain.

Un peu plus au sud, le cubain Fernando Ortiz forgeait, lui, un néologisme fécond – la transculturation- pour rendre compte de la «Cubanitad », de son île natale. Cette nation qui reprend à rebrousse poil les visées assimilationnistes des grandes puissances, permettait de mieux rendre compte du processus de transformation en acte dans toute culture. C’est pourquoi avec les amis de la revue ViceVersa de Montréal (www.viceversamag.com) nous l’avions reprise il y a plus de 25 ans pour définir la ligne éditoriale de notre publication.

Pour nous, la transculture n’était pas en contradiction avec la nationalité mais la complétait car elle était le mieux à même de désarmer le mécanisme des « identités meurtrières » qui s’y trouvent blotties et dont l’écrivain Amin Maalouf a démontré fort justement la puissance destructrice.

En effet comment peuvent coexister plusieurs identités en une seule et même personne ? Cette équation à multiples inconnues est non seulement une contradiction dans les termes mais plus encore un abus de langage. L’identité est la somme des appartenances qui peuvent être aussi variées et nombreuses qu’on le souhaite. Car les appartenances ne se situent pas au même niveau que l’identité qui les rassemble. Elle ne se polarisent pas non plus de la même manière : le contexte dans lequel on se trouve peut en modifier l’équilibre. Moi qui suis né Italien mais ayant vécu au Canada puis en France, je déclinerai ces appartenances autrement en fonction du pays où je me trouve. Mais il peut s’en ajouter d’autres qui ne n’appartiennent pas à la nationalité. Et pourtant que de malentendus et de conflits sanglants, ces identités ont-elles générées au fil des siècles.

Aujourd’hui avec la connaissance accrue que nous avons des mécanismes identitaires, amplifiée par la puissance numérique des technologies de l’information, nous devrions nous éviter de tomber dans ce piège grossier. Mais encore faut-il que la diversité des appartenances soit reconnu en tant que telle. Les droits culturels tels qu’énoncés dans la Déclaration de Fribourg en constituent une étape nécessaire. Leur éventuelle ratification par les Etats de même que par les institutions multilatérales favoriserait l’avènement politique d’une citoyenneté véritablement transnationale.

A bon entendeur, salut !

Publié initialement sur www.combats-magazine.org