S’EXILER

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FULVIO  CACCIA

._iqaluit._iqaluitL’exil revient en force aujourd’hui sur la scène de la représentation – en fait il ne l’a jamais quittée –. Ce sont les littératures de l’immigration qui l’ont remis au goût du jour. Il faut dire que la demande est particulièrement forte de la part des instances universitaires, médiatiques, politiques dont la vocation consiste à légitimer le lien social.

Pourquoi ? Parce que les cohortes d’immigrants constituent désormais l’apport démographique majeur des pays industrialisés. Donner une perspective historique au foisonnement conceptuel qu’elles induisent pour les intégrer est donc devenu une priorité.

Un des effets pervers de cette opération conduit à réduire l’exil à un épiphénomène de cette culture postindustrielle, une variante des « écritures migrantes » et autres métissages contemporains. C’est faux, bien sûr. C’est l’exil, toujours recommencé, qui fonde notre modernité mais qui aussi la met en péril. Il convient donc de rétablir la vérité de l’exil par rapport à l’immigration et à l’autochtonie – dire sa spécificité.
Commençons par le commencement : l’étymologie. Exilium, qui désigne à la fois « bannissement » et « lieu d’exil », provient du latin exilire dont le sens est « sauter hors de ». Mais de quel saut s’agit-il ? Arrêtons-nous sur ce mot.

Qui perd gagne

En l’occurrence, le saut ne concerne pas le dedans, mais s’accomplit plutôt vers le dehors. Par ce mouvement brusque, infléchi par la gravitation, le candidat à l’exil franchit l’intangible barrière du familier, de l’apparente fraternité des commencements. Pour aller où ? Je vous le donne en mille : vers l’inconnu.
Aujourd’hui, ce choix est aussi l’attribut de l’artiste, du créateur qui, dans le meilleur des cas, choisit de se mettre à distance de sa culture pour mieux la créer et aussi peut-être la réinterpréter. C’est l’exil volontaire. Mais cette condition fut longtemps celle des « autres ». Peut-être fut-elle la condition de l’homme depuis qu’Adam et Ève, le premier couple, furent chassés du Paradis ? Sur le plan symbolique, ce qui se trouve mis en lumière par ce mythe, c’est moins un Éden sédentarisé que l’errance comme origine de la condition humaine.
L’exilé est un nomade temporaire

La conception d’un « peuple enraciné sur sa terre ancestrale, parlant et défendant une langue propre avec sa culture », serait donc une invention récente. L’idée même de « peuple », accolée au terme de « langue » sur lequel se fonde tout l’édifice politique moderne n’aurait de légitimité que celle que lui accorde l’État. Ce qui fait dire au philosophe Giorgio Agamben que « tous les peuples sont bandes et coquilles et toutes les langues jargons et argots  ».
Cette affirmation radicale mériterait à elle seule un long détour argumentatif. Nous ne retiendrons, pour des raisons d’espace, que sa déclinaison nomade, inaugurale, qui renvoie à la fameuse horde sauvage et itinérante chère à Freud, dont les gitans seraient les ancêtres.
L’exil à cet égard revêt déjà une forme postérieure, ennoblie de ce nomadisme tribal qui dominait le monde connu avant l’histoire et la création de l’État. Le nomade constitue en quelque sorte le symptôme annonciateur de ces colonnes de réfugiés et d’expatriés par les conquêtes et les famines que les empires auront jetés sur les routes, des siècles durant.
Contre les exactions, les humiliations, la mort, il vaut encore mieux affronter l’inconnu. A moins que, à l’exemple de Socrate, on lui préfère l’inconnu définitif : la mort.
Tout se joue dans ce passage entre la mort symbolique et la mort réelle. L’exil, c’est prendre le risque de l’espace, de sa ligne d’horizon infinie en tant que continuité de soi. Pari insensé qui parfois permet d’affubler l’exilé du qualificatif de sot. Le saut du sot ? Joyeuse homophonie qui renvoie, par cette sorte de réverbération, à la déraison du sauteur. Transgresser l’enceinte de la cité, du foyer ou de sa condition, c’est déjà s’exposer au péril. Et affirmer sa singularité.
L’angoisse de l’exil naît de cette absence de limites apparentes. Se sentir entouré, toucher le périmètre de sa maison sont des expériences rassurantes. Comme le nouveau-né qui recherche les bords de son berceau pour s’endormir. L’exil condamne à l’état de veille perpétuelle, à l’insomnie et donc forcément à la déraison du sauteur acrobate. Il faut être fort pour affronter l’exil. Gare à la vitesse et au changement !
Ce à quoi on s’arrache (la gravitation, le poids de la terre qui rechargeait naguère les batteries d’un Antée) se transforme en énergie cinétique qui propulse l’exilé vers son destin. La condition humaine, l’exilé en prend la mesure de plain-pied, si l’on peut dire. Mieux, par cette sorte de métonymie mystérieuse, commune au voyage, il devient « la mesure » de l’humanité. La sienne d’abord et celle des autres. Car, c’est bien connu, pour mesurer (et donc comparer), il convient d’être « en dehors », soit à bonne distance de la chose que l’on veut mesurer. En fait, « l’étrangeté » dont l’exilé est l’archétype, est la condition même de la production du divers et donc par définition de toute culture – ou objet censé transmettre du sens – ainsi ce texte que vous lisez en ce moment. Il faut de la différence pour créer du neuf, du fort, du singulier. Tel est le pari de la différenciation depuis la nuit des temps. De fait, l’exil est la catégorie à partir de laquelle on peut penser « la valeur ».

L’exilé est un étranger

L’exilé est donc celui qui est à l’extérieur, qui arrive d’ailleurs et qui, par sa seule présence, signe la différence. Dans cette perspective, l’expérience de l’exil ne serait que le moment fugace où le même affirme sa différence en se déplaçant.
Le reste est affaire de choix et de commodité : ou il oublie et se fond dans la masse en adoptant les us et coutumes de son nouveau lieu, ou il conserve ses traditions d’avant. L’histoire nous enseigne qu’il fait les deux. C’est là où le destin individuel rejoint le collectif avec cette question clé : comment rester fidèle à soi ?
La question de l’identité fait ainsi brutalement irruption dans la Cité avec toute sa violence et ses victimes expiatoires. Faut-il être semblable aux autres ? C’est là où l’on voit émerger l’autre facette de l’exil, la plus complexe, celle qui cherche à résister, qui dit « non », et qui, de ce fait, exerce sur nous une séduction et une répulsion, un mélange d’attirance et de défiance.
Une bonne partie de l’histoire de l’humanité se résume dans cette sourde opposition entre le nomade et le sédentaire. L’exil est, de ce fait, le grand producteur d’altérité. Car l’exilé, c’est forcément un étranger. Mais c’est un étranger qui n’a pas de visées hostiles. Bien au contraire, il fait appel à l’une des premières vertus humaines : l’hospitalité. « Faut-il demander à l’étranger chez soi de parler notre langue pour pouvoir l’accueillir alors qu’il demande l’hospitalité dans une langue qui n’est déjà pas la sienne ? », se demande le psychanalyste René Major.  C’est toute la question du lien social qui est posée dans ce rapport spéculaire de soi à l’autre et que restitue l’ambiguïté du terme « hôte » : Qui est l’hôte de qui ? Qui est l’autre ? Dilemme insoluble, radical, dont la résolution a souvent été la mort de l’autre.
La fondation passe symboliquement par le meurtre du frère. L’exilé en quelque sorte renvoie à ce frère sacrifié et préféré de Dieu. Si proche et si lointain ; le nomade qu’on était jadis. Car ce nomade-là n’a pas encore de velléité de puissance. C’est en se sédentarisant, en se polarisant sur un territoire, qu’il l’acquerra. Alors il pourra devenir le conquérant, le barbare tant redouté. Celui qui ne parle pas la même langue que nous.
Pour que le barbare s’élève à son tour à la grandeur de l’exil, il devra connaître la défaite et l’humiliation. Pas d’exil sans cette traversée du désert. L’échec est une cure de modestie et d’humilité. La toute puissante hybris, battue en brèche, révèle la première loi fondatrice de l’exil : l’expérience de l’adversité. Qu’elle soit d’origine naturelle (cataclysmes, épidémies, famines) ou humaine (conquêtes), l’épreuve s’intériorise et repousse les limites subjectives qui s’ouvrent dès lors à la symbolisation et donc au savoir sublime ainsi que l’affirme Kant. C’est l’avantage que les peuples de l’exil ont sur les sédentaires. Les conditions et les formes du récit, et donc de l’Histoire, y sont plus affirmées, davantage intériorisées. L’expérience de l’exil contribue à l’émergence de l’individualité.
C’est cette intériorisation du récit qui porte en germe la modernité en tant que quête de la transformation perpétuelle. La route devient métaphore, dialogue intérieur, interrogation incessante entre un « je » et son double spéculaire qui se confond avec la ligne de l’horizon. L’enjeu consiste à résister au mirage, à la folie qu’il induit.
Qui est cette voix qui me parle ainsi dans ce désert ? Ce double, cet autre invisible n’est plus un ennemi. C’est quelque chose qui me dépasse puisqu’il est partout et nulle part, il se détache, s’impose pour me fixer « la » voie ou la terre promise. Un dieu jaloux et singulier n’a pu naître que d’un peuple en exil.
Haro sur l’encombrante prolifération des divinités antiques ! Le « génie des lieux », c’est bien ça qui se perd en partant : la manière de sentir un lieu, de le « reconnaître » entre tous, de l’habiter. L’exil ne prédispose pas à l’aisance, c’est-à-dire à ce sentiment d’être chez soi. L’exilé demeure sur le qui-vive, mais sa force est devenue intérieure.

Figures contemporaines de l’exil

Si l’exilé est la catégorie initiale de l’étranger, elle n’est pas la seule. L’histoire s’est chargée de lui conférer d’autres avatars. Le plus répandue aujourd’hui, et le plus dramatique, c’est assurément celui du réfugié. Il peuple les camps de fortune aux abords des grands théâtres de guerre contemporains : le Libéria, la Palestine, le Rwanda, l’Afghanistan, la Bosnie, le Kurdistan… Le réfugié est la contre-figure de l’homme moderne : le symptôme de la déchirure contemporaine. Son histoire épouse les luttes et les violences du XXe siècle tout entier et celles du siècle naissant. Raconter son histoire reviendrait à raconter la manière dont se dissout l’antique lien de l’hospitalité au contact des idéologies du territoire que décuple et instrumentalise le Léviathan moderne. L’Organisation des Nations unies lui a dédié un Commissariat comme pour se dédouaner de la violence qu’induit l’État-nation. Peu de choses en vérité. La machine du progrès est aveugle. Il faudra des livres entiers pour en débusquer les mécanismes.

L’exilé est un ex-colonisé

Les ressortissants des ex-colonies en savent quelque chose. La colonisation fut précisément la marche forcée vers le Progrès que l’Occident triomphant a voulu imposer au reste du monde. Ainsi naquit le colonisé qui devint étranger à lui-même à force d’intérioriser le modèle du colon. Sa libération, ainsi que le démontrèrent les travaux de Memmi (4), passe par le retournement de ce modèle pour revendiquer l’image diminuée, éclatée, avilie à partir de laquelle le colonisé peut retrouver une nouvelle identité enfin libérée du joug colonial. Cette révolution, dans le sens étymologique et politique du terme, suppose que l’on peut faire table rase du passé. Le recommencement, soit le retour à cet état d’innocence pré-adamique, est l’une des grandes utopies de notre temps. La colonisation ne fait pas exception, surtout si elle se déploie dans un espace marqué du sceau du Nouveau.
En vérité le passé est plus tenace que ce que l’on pense et il convient d’être vigilant pour ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Pourquoi ? Parce que la mémoire, c’est ce qui reste. Elle peut servir à alimenter la nostalgie et les conservatismes dans lesquels se complaisent tant d’exilés et d’anciens colonisés. Elle peut également devenir un fantastique vivier de créativité à condition d’en faire bon usage. Mais comment ? Répondre à cette question n’est pas facile. Car la mémoire est toujours interprétée. Or cette interprétation est soumise aux représentations qui ont cours à tel lieu et à tel moment. Si la situation est jugée positive, alors la mémoire agira comme un démultiplicateur et créera de la valeur, de l’inventivité. Si, au contraire, le contexte est vécu négativement, alors la mémoire revêtira les attributs de gardien, de cerbère de l’identité.
La Cité idéale

La Cité demeure le lieu de cette assomption et le grand enjeu de l’exil et de la condition humaine. C’est pourquoi la ville idéalisée a toujours hanté l’imaginaire des hommes dans une sorte d’amour et de haine constants et répétés. Saccagée, détruite, vidée, la ville est par excellence l’objet de libération, toujours recommencée, contre tous les Khmers rouges du monde qui s’acharnent à coup de kalachnikov à la vider des citoyens pour éduquer ces derniers dans les champêtres camps de la mort. Le nom de  Buchenwald ne désignait après tout que la « forêt de hêtres » en allemand. C’est à la campagne que l’on recrée pour de vrai l’enfer que l’on prête aux villes. Car la ville, lieu de toutes les promiscuités, est le vecteur tant redouté des désendifications. C’est là où l’on perd, dit-on, sa langue et ses valeurs et où l’on vend son âme au prince de l’exil en personne : Satan. Pour pallier cette perte annoncée, il est impératif que l’exil soit désamorcé de sa charge négative.
Ce renversement advient précisément par la rencontre des trois figures de l’exil : l’exilé, le colonisé et l’immigrant, et leurs déclinaisons contemporaines : le réfugié, le sans-abri et le sans-papier… Leur raccordement comme autant de portions du ruban de l’ADN engendre de l’unité, donc du récit, cette narration qui fait dramatiquement défaut à nos démocraties contemporaines. Du coup, l’histoire fragmentaire, éclatée, des uns et des autres, qui avait fini par occulter les vraies raisons du départ, reprend sens. Le secret de l’identité est révélé. Et la poésie de la rencontre devient possible.
Les très grandes villes se prêtent opportunément à ces retrouvailles singulières. New York, Londres, Paris sont les foyers historiques et bouillonnants de ces métissages cosmopolites, mais il arrive que des villes de taille moyenne tirent, elles aussi, leur épingle du jeu. L’exilé, l’ex-colonisé, l’immigrant, s’y rencontrent et s’y reconnaissent dans cette sorte de lumière fragile et incertaine des commencements. L’aventure transculturelle, comme on l’a appelée et à laquelle nous avons participé, a consisté à penser et rendre compte politiquement et culturellement cette Cité enfin rendue à sa vérité originelle, intangible. Quelle est cette vérité ? C’est celle où les cultures s’affrontent pour mieux se singulariser l’une l’autre, dans cette sorte d’émulation pacifiée, désamorcée de toute volonté de puissance.