Giuseppe A. Samonà
Ce qui suit n’est pas un texte, mais un tableau : les mots ne s’y trouvent que pour dessiner des traits, des courbes, suggérer des mouvements, ou faire surgir des couleurs. Un rêve ? Une rencontre?
Boulevard Saint-Germain, deux ou trois pas après le Café de Flore, en allant vers l’Odéon, il pluviote. Au loin, le long du trottoir peu fréquenté, s’avance en sens opposé – c’est-à-dire de l’Odéon vers le Flore – un homme-torse : les mains agrippées à une canne, le buste vertical, son ventre effleure la poussière, puisque ses jambes, ouvertes dans le signe de la Victoire, forment un angle droit avec son torse – selon les lois de la morpho-physique qui nous façonnent, cela est impossible –, s’allongent parallèlement au sol, traînent le long du trottoir, comme si elles voulaient le balayer – car oui, l’homme-torse, en balayant aussi les principes qui régissent la gravitation des corps, avance… Les jambes, qui trainent, et qui sont de toute évidence sans vie – la vie, elle, est dans le bras qui s’agrippe à la canne, scintillant sous le soleil qui par moments perce à travers les nuages (c’est une de ces journées d’automne, à Paris, où la lumière tout en annonçant l’hiver se souvient encore de l’été): une béquille, sans doute, ou peut-être (ses reflets, sa forme changent, à mesure que l’homme-torse s’approche) un sceptre, un glaive, une croix : est-il un roi ? un ancien guerrier ? un messager de paix ? Pendant que le torse de l’homme, c’est-à-dire l’homme, se soulève de terre quelques centimètres, comme – dit-on – certains sâdhus orientaux en méditation particulièrement entraînés, et le bâton fait un bond de presque un demi mètre en avant – la main l’empoigne, le bras le guide – et les jambes sans vie sont parcourues par une secousse électrique, et l’homme serpent dauphin sirène avance, avance, despiadado, fait si l’on peut dire un grand pas, pendant que la croix, la béquille, le glaive, le sceptre (la canne), atterrit de nouveau retouche le sol, et de nouveau les mains toujours agrippées, ça recommence, ça continue, la secousse, l’électricité, il est un dauphin dans l’eau, une sirène, un dieu marin qui s’est trompé de route – et il avance : sa monstruosité m’appelle, m’interpelle, mi avvolge.
Il arrive au feu, je peux voir qu’une de deux mains qui s’agrippent s’agrippe à la canne seulement avec le pouce et l’index, formant une sorte d’anneau aussi résistant que l’acier – pendant que le petit doigt et l’annulaire tendus en avant tiennent en équilibre – autre prouesse à la limite des lois de la physique – un grand verre en carton, le tendant au monde, pendant que le majeur, libre, semble me pointer, me capturer, m’hypnotiser, moi, et avec moi l’humanité entière. Pendant qu’il marmonne – mais c’est comme le pianissimo au théâtre, qui doit pouvoir s’entendre jusqu’aux dernières loges : J’ai faim.
Faire? Ne pas faire l’aumône? Valider – ou ne pas valider – la purulente existence des pauvres et l’indécente opulence des riches par un geste de fausse générosité? Soulager – ou ne pas soulager – la vie d’un homme, et ma conscience avec, par un petit geste de piété individuelle ? Mais là, et de nouveau ici, maintenant que j’écris, je suis « agi », comme en transe, je ne raisonne pas, je ne choisis pas, comme si son doigt qui me pointe commandait mes mouvements, déroulement d’un film au ralenti, ou mieux, comme s’il m’aspirait dans un tableau où tout avait déjà été peint – car les mouvements ne succèdent pas l’un à l’autre, ils sont tous là, pour toujours : je suis devant le monstre au milieu de la rue, ma main est dans ma poche, elle cherche des pièces de monnaie, une deux, trois, elles tombent dans le verre en carton.
Mais pendant… pendant – tout s’est magiquement passé en superposant des pendant – que sans jamais me tourner je sors, suis sorti, je crois, du tableau, suis arrivé de l’autre côté de la rue, la voici, derrière moi : la voix. Elle est sonore, tonitruante même, aux couleurs de femme : Lève-toi, tu marches mieux que moi. C’est comme si elle me frappait par devant, cette voix de femme, ou peut-être c’est que sans m’en apercevoir, comme aspiré, je me suis tourné, car je le vois de nouveau, l’homme-torse, avec à côté une grosse matrone, sur la soixantaine (je viens de me rendre compte que l’homme-torse n’a pas d’âge), grande, bien portante, qui lui parle, et sa voix est puissante : Lève-toi donc – qu’elle répète – et marche. Puis, en me voyant, elle sourit, et me dit : Il court même – il pense que comme ça les gens lui donnent davantage. Je le connais bien, moi. Nous travaillons parfois ensemble. Moi aussi je fais la manche. D’ailleurs, n’auriez-vous pas quelques petites pièces ? Et moi, avvolto, extatique, de lui répondre : Je suis désolé, Madame, je viens de lui donner tout ce que j’avais…
Ah ! j’oubliais : la pluie vient de s’arrêter, le ciel est soudainement libre de nuages, d’un bleu contagieux, la dame porte un gilet dont la couleur jaune me rappelle une toile de Vermeer.
(C’était en 2008. Jamais auparavant ma vie ne s’était croisée aussi suavement avec la littérature, et cela ne s’est plus jamais produit. Au Café de Flore je venais de rencontrer un éditeur pour un projet sur Albert Cossery, qui était mort quelques mois plus tôt. Comment se fait-il que j’y pense seulement aujourd’hui ? Depuis son arrivée à Paris, en 1945, jusqu’à ses derniers jours, c’est justement assis au Flore que le sublime apôtre écrivain des mendiants a passé la plupart de ses après-midi, tout simplement à regarder la vie. C’est lui qui m’a envoyé l’homme-torse et sa compagne. Que ces lignes, chronique ou rêve, lui rendent hommage)