Désert Blanc (III)

Par Karim Moutarrif

Je me souviens.

C’était un matin de mai. Mais je suis seul à connaître cette histoire. C’était il y a quelques décennies déjà.

Dans une petite ville du sud de l’Europe, au bord de la Méditerranée.

Dans la brume du temps, je me souviens.

Du premier voyage entre les cultures, de la rencontre des “autres”.

Je me souviens de la rivière, de mon grand chien blanc.

De la découverte des fourmis et des poussins, du jardin familial et de l’été.

Je pense que c’est là que s’est passé le plus beau.

Quelque temps après, un matin de mai, elle est partie.

Elle n’est jamais revenue, la pauvre.

Ce fut son trentième et dernier printemps.

Ce fut très bref. La fin brutale d’un cocon d’amour.

Une longue errance, celle d’une existence, s’ensuivit.Après le café noir matinal et les étirements devant le soleil, il glissa une cassette dans le lecteur.

Automne sur Cape Cod – banque photo libre de droits

Il retournait vers sa mère, parce qu’elle était la première femme qu’il avait aimée.

La première à partir.

Cet amas de terre restait le dernier lieu de rencontre avec celle par qui la vie était venue.

 Et même si j’étais revenu ici pour effleurer tes restes abs­traits, je ne t’ai pas connue ici.

Je t’ai connue dans un autre pays et tu n’étais déjà plus d’ici.

Tu avais changé, tu étais bien entrée dans le jeu de la dé­couverte de ce nouveau monde.

Tu me parlais une autre langue.

Peut-être que tu voulais m’extraire.

Ne parler qu’à tes enfants.

Tu ne m’as jamais dit que ce n’était pas “chez nous”.

C’est vrai que pour des enfants, ce sont des choses un peu abstraites.

D’autres s’en sont très vite occupés, mais je ne les ai jamais pris très au sérieux, bien qu’ils soient effrayants d’igno­rance parfois.

Avec toi, je ne faisais que suivre, tous les pays étaient les nôtres.

Cet amas de terre n’existera bientôt plus, la concession de la ville arrivait à sa fin.

L’année prochaine, les bulldozers passeront, les os seront rassemblés dans une fosse quelque part.

La pression foncière et les requins de l’immobilier se mo­queront alors de son culte.

Des hommes bien gras viendront visiter les lieux dans de grosses mercedes noires, cigare au bec.

Et les paris seront ouverts.

À ce moment là, il n’y aura plus aucun endroit pour la re­trouver.

Ses restes rejoindraient l’inconnu, l’immatériel.

Ça deviendra un coin de rue.

Le dernier lien avec cette terre sera rompu.

Ensuite il n’y aura plus que son imagination.

Elle était proche, mais je la sentais  absente.

Elle avait fermé petit à petit sa complicité envers moi.

Chaque jour, je perdais de ma substance.

Nous allions vers l’inévitable.

Il feuilleta son carnet de téléphone.

Cherchant une fuite vers l’ailleurs.

À qui parler?

Il passa en revue l’alphabétique.

Personne.

Asi vivait en Europe, il n’en avait plus de nouvelles, depuis belle lurette. Mariée à un beau parti, trois enfants, réussite sociale, gauche caviar.

Al était en quelque part en Afrique pour la vie,

Il n’aimait pas l’Occident même s’il y était né et y avait été bercé.

Il avait fini par fuir définitivement.

Il eut un dernier sursaut quand sa compagne accoucha, il repartit en Europe le temps d’une naissance.

Sa dernière adresse: une espèce de magasin général où on balance le rare courrier par un avion qui passe par là une fois par semaine et qui n’atterrit que quand cela s’avère d’une extrême nécessité.

Pas loin du lac Tanganyika et très proche des pygmées.

Kum s’était perdu à New York.

Il avait été impossible de le retrouver.

Pourtant je fis des recherches. Je finis par perdre espoir au bout de quelques années.

Entre-temps le pays où il était né avait changé de vocation, d’une domination à une autre. Lui qui envisageait déjà de clarifier les choses pendant la dictature antérieure, devait être à terre.

Kum était un excellent guitariste, mais maintenant il ne jouait plus. Il vendait des steaks sucrés et louait des voi­tures chez les humanoïdes.

Malik avait aussi pris la route du Nord. Il s’y était perdu.

Plus de nouvelles depuis.

Les années ont passé et les copains et les copines étaient devenus bedonnant.

Il y avait aussi ceux qui étaient morts sur la route, entre vingt et quarante ans, suicide, overdose ou sida.

Et pourtant l’été était magnifique et le ciel d’un bleu d’Afrique tout à fait particulier.

 

Il jeta de nouveau un regard circulaire sur ce monde du si­lence puis se retourna pour observer la mer qui ruait sur le platier de rochers, là-bas, au-delà de la route.

Il eut le sentiment d’appartenir à l’élément.

D’autant que l’océan ne se proclamait pas de la petitesse des hommes, il appartenait à tout le monde.

L’air iodé lui pénétrait les poumons.

C’était cette rupture qui le hantait.

La fin d’une course et l’heure des bilans.

La fin d’une vie et le début d’une autre.

 

Il avait choisi ce moment avec intention.

Il se souvenait de la magie du décor dans ce pays.

Quand le jour n’est plus le jour.

La tête dans les nuages, il était assis sur un tapis de nattes.

Dans un café de la ville du détroit.

Un café aménagé en terrasse.

Avec un grand verre de thé à la menthe, à portée de main.

Sur le bord d’une falaise. Vue sur la mer.

Les jours de beau de temps, de l’Afrique, on voyait l’Europe. Le monde à portée de la main et l’envie de traverser. Voir ce qui se passe derrière ces montagnes mystérieuses.

Y a t-il des gens comme ici? S’aiment-ils ?

Sont-ils solidaires? Sont-ils romantiques?

Les pensées se perdaient ainsi dans les sirènes des bateaux et le grondement des eaux de l’océan

Je me souviens de ces cieux chamboulés où rougeurs de l’astre de feu et nuages échevelés se livraient à une der­nière joute, à la nuit tombante

 Il n’était pas nostalgique et tentait de ne retenir que les éléments objectifs de ses souvenirs.

Souvenirs qu’il tentait de piéger là, sur la page.

Arrière-plan de l'été – banque photo libre de droits

Le cimetière était à l’écart des passages.

Il voulait ménager leur rencontre.

Ainsi, ils seraient en tête-à-tête.

Il repensait à tout ça, en regardant de la fenêtre de son bu­reau, au vingtième étage d’un building.

En bas, les humains  grouillaient comme des fourmis.

C’est sûr maintenant, il n’était plus un raté.

Il avait fait de l’argent comme ils disent, beaucoup d’argent.

Mais il s’en fichait. Comme il s’était toujours fichu de l’ar­gent, il le distribuait, faisant juste attention à toujours en générer par ses affaires, pour pouvoir en faire ce qu’il vou­lait vraiment.

Il aurait aimé lui en faire profiter à elle, mais elle n’était plus là.

Puis il leva les yeux vers le ciel et quand son regard se perdit, il eut une vision.

Le noble animal se détacha de la falaise en vol plané, les ailes déployées.

On pouvait suivre son ombre sur la roche ridée.

Il avait fait un rêve où il était un aigle, cette fois-ci.

On lui avait dit que Mouss travaillait dans une ville voisine. Il était employé de banque. Après avoir été un jeune foot­balleur de génie. D’une souplesse phénoménale.

Son voyage vers le nord n’avait pas été brillant.

Il n’est pas revenu bardé de diplômes comme beaucoup de ses congénères. En rentrant, il a tout recommencé.

Les chemins avaient divergé et ils ne s’étaient plus donnés de nouvelles.

 

Je me souviens de Mouss.

Un romantique.

Au lycée, tous les mercredis après-midi, moment de liberté pour nous pensionnaires, Mouss rentrait saoul et chantait Ne me quitte pas de Jacques Brel, dans les toilettes. Il en braillait et nous, public fidèle nous venions assister à la performance.

Il était très bon.

Je n’ai encore jamais vu personne faire aussi bien.

Il se disait que Mouss l’avait certainement oublié et pour­tant, il l’aimait bien.

Parfois l’enfant qui est en nous est réprimé au nom des contingences sociales.

Peut-être que s’ils se retrouvaient un jour, Mouss balaye­rait du revers de la main tous ces rêves, prétextant le temps qui passe ou encore la paternité.

Peut-être qu’il n’aimera pas parler du passé.

Il aurait aimé juste faire un tour dans ce passé.

Voir comment toutes ces personnes qu’il avait connues, avaient pris de l’âge.

Juste par curiosité.

À l’heure du bilan, il restait Mari.

Elle écrivait la terre rouge au pays des amérindiens et joi­gnait le sable à l’hiver.

Elle écrivait étrangement et plein de poésie.

Elle mélangeait le désert dans ses tableaux, la couleur de la terre avec ses vers.

Elle avait vu ce grand silence de poussières, toute petite, et c’était gravé dans sa mémoire, entre le plastique et le métal quelque part en Amérique.

Du coup, elle avait pris la langue à bras-le-corps et la fa­çonnait comme elle l’entendait.

Comme une dompteuse aurait amadoué un félin sans le moindre claquement de fouet, elle faisait mouvoir le monde par son verbe.

Mais même avec Mari, heureusement qu’il y avait cet ins­trument démoniaque appelé téléphone.

Sans le fil qui chante, leur amitié aurait périclité à coup sûr.

 D’ailleurs quand je déprime, je pense à Mari et c’est comme quand j’écoute du reggae, elle me stimule.

Mari, je l’admire.

Nous nous sommes connus, et nous sommes devenus  amis au téléphone. C’est dire les maléfices que cachent les appa­rences froidement design de cette invention.

Un autre hiver s’était écoulé sans qu’il puisse la voir. Mais il se dit que la prochaine fois qu’il lui rendra visite, il aura une bouteille de scotch cachée sous le paletot.

Peut-être même qu’il aura un manuscrit à soumettre à son regard acerbe. A sa réaction, il saura si ça vaut vraiment le coup de tenter la publication.

Mais peut-être qu’il ne la reverra pas.

Il faut dire que tout cela s’est passé en Amérique, et le temps y avait une autre valeur.

Le noble animal avait détourné sa migration vers le Sud.

Vers des territoires plus sauvages.

Il se recroquevilla pour observer de près cette ultime de­meure.

Il prit une poignée de terre et l’écrasa dans sa main tout en la soulevant.

Juste ce geste me rappelait que je n’avais probablement pas palpé la matière de cette façon-là depuis des années.

J’avais été happé par la civilisation des villes, j’avais perdu ces réflexes. Oublié de me référer à la terre et au ciel pour savoir quel temps il fera demain.

 Tout cela je l’avais appris.

Tout le monde le savait autour de moi, il était une fois.

Le dieu du vent fit le reste. La terre fut emportée

Cette tombe n’était qu’une porte vers ailleurs.

Vers un inconnu où se perdaient les êtres chers.

Un inconnu que les humains étaient incapables de décrire.

Autour de lui, il n’y avait que ça.

Que des gens désincarnés dont les corps n’existaient plus dès que la machine du temps s’était arrêtée pour eux.

Ils étaient probablement partis vivre une autre vie ailleurs.

Son regard se fixa sur la terre affaissée.

Témoin muet des secrets de la vie, de la mort.

Il resta ainsi à méditer pendant de longues minutes sur les années d’absence, de distance, de détachement.

 Je suis revenu pour flairer la trace de la première femme que j’avais aimée et qui m’avait laissée au bout du déses­poir.

Je suis revenu après avoir été délaissé de la femme que j’aimais.

Au bout du désespoir.

Et dans le fond, contre toute attente, c’était toi qui m’inspirais.

Je l’ai regardée à travers toi.

Je m’en suis rendu compte longtemps après