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La liberté d’expression et son double

Fulvio Caccia

Texte préparé pour le colloque «  Charlie-hebdo : deux après, organisé par PEN CLUB France les 11 et 12 janvier 2017 à Paris

Qu’est-ce qui entrave la liberté d’expression, qu’est-ce qui peut la libérer ? A la première question, je répondrai que c’est justement la liberté, même détachée de son rapport à l’autre, qui l’aliène au sens propre, c’est à dire qui la rend étrangère à soi-même. Cette désolidarisation avec le for intérieur de chacun se traduit d’abord par un hyper individualisme érigé en système lui-même soutenu par un hyper libéralisme économique qui fait de la seule accumulation des richesses et d’argent la finalité suprême.

Cette dérive inverse le fameux article quatre de la Déclaration des droits de l’homme que pourrait dès lors se lire ainsi : ma liberté commence lorsqu’elle s’affranchit de celle d’autre. Cette inversion, ce renversement de toutes les valeurs, cher à Marx, réintroduit dans le même mouvement le droit du plus fort qu’un Rousseau avait dénoncé jadis dans le Contrat social. Alors, il s’agissait d’abolir la société de la dette infinie avec ses obligations de clan ou de famille pour faire advenir une société d’hommes libres s’affirmant par les seuls mérites du travail et de la liberté d’entreprendre.

La liberté individuelle  qui fut le moteur au XVe siècle du formidable progrès intellectuel des humanités européennes et par ricochet du décollage économique, technologique et politique de l’Europe, se paie par un autre paradoxe. Celui d’avoir fait de la liberté d’expression l’alibi, la bonne conscience de l’hégémonie européenne au cours des 500 dernières années. Cette bonne conscience qui couvrira bien des abus -et notamment l’expérience coloniale- introduit un autre paradoxe, et pas des moindres : le relativisme culturel. Car, s’il est vrai que la liberté d’expression peut se comprendre dans le cas d’un citoyen isolé se défendant contre les abus d’une administration toute puissante, elle aura un autre son de cloche lorsqu’elle consiste à diffuser des informations trompeuses ou haineuses. « Liberté d’expression » n’était-il pas le titre de la revue de l’antisémite Druont ?

Aussi je le dirai avec Tzvetan Todorov « la liberté d’expression n’est pas le fondement universel de la démocratie ». Au moment où elle semble triompher, la démocratie induit ses propres maladies immunes comme l’affirmait le psychanalyste René Major lorsqu’il expliquait, à la suite de Freud, le rapport libidinal à l’économie, c’est à dire son rapport à l’inconscient. Mais si l’inconscient peut permettre de comprendre ce qu’est la conscience individuelle, le for intérieur qui se réfléchit à travers et au delà du langage, c’est parce que le langage est bien le cœur,  l’enjeu principal et le théâtre de guerre des forces centripètes et centrifuges qui nous constituent : Éros et Thanatos, l’ouvert et le fermé  et ( reprises en termes moraux)   le bien et le mal. Dans ce contexte,  loin d’être inédite,  cette question se pose : comment l’écrivain peut-il restaurer la liberté d’expression ? Et bien tout simplement en exerçant pleinement son rôle dans l’espace public. Cet espace est celui même de la sphère de la délibération et de la confrontation. Oui mais encore, me direz-vous…

Revenons à la Déclaration des droits de l’homme. Son article 11 qui institue la liberté d’expression prévoit que « les abus doivent être sanctionnés par la Loi ». La mission de l’écrivain consisterait donc justement à prévenir ces « abus ». Quels sont-ils ? Il ne s’agit pas ici, vous l’aurez compris, de se substituer aux juges et aux juristes mais bien de remplir sa mission d’écrivain . Et les abus dont il est question à cet égard ce sont bien les abus de langage. Évidemment. Trouver les mots pour le dire. Dénoncer les avatars, souvent invisibles, de ces abus, bref oxygéner l’espace public en le débarrassant des allégories, ces métaphores mortes, (Michel Tournier) , tel est la tâche de l’écrivain humaniste aujourd’hui. Comme hier.

Il y a beaucoup à faire. Et pour cause ! Jamais la manipulation des esprits n’aura été aussi envahissante et systématique. C’est le triomphe de l’envie, la dictature des égoïsmes qui au lieu de s’équilibrer par la main invisible comme l’avait soutenu Adam Smith, s’accentuent de plus belle. Car il n’y a plus de cadre étatique susceptible de contenir la spirale spéculative qui fait de la liberté le bien privé des happy few. C’est cette spirale effrénée qui a détourné « la liberté d’expression » de son objectif premier en démonétisant, dans le même mouvement, la profession d’écrivain. Car cette liberté est prise en otage par les opérateurs du marché qui s’en servent comme caution, lettre de noblesse de leur propre hubris en faisant miroiter la belle mais utopique illusion de la démocratisation des arts et de la culture. Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas de récuser le désir de tout un chacun de s’exprimer ; il s’agit de déprendre la liberté d’expression de ceux qui la manipulent pour conforter leur pouvoir en réduisant toute parole au commun dénominateur de la loi du nombre.

Car aujourd’hui l’utopie de la démocratie culturelle est devenue réalité. Tout individu peut être désormais, l’auteur, l’éditeur et le diffuseur de sa propre expression où le critère unique demeure la loi du marché. On connaît tous des éditeurs numériques, de plus en plus nombreux, qui proposent de mettre  en ligne pour une somme modique ou gratuitement le livre à charge de « l’écrivain » de démarcher ses lecteurs ou, mieux, de se faire repérer par le nombre de clics par un « vrai éditeur » qui le publiera. Cela n’est pas nouveau, me direz-vous. C’est du compte d’auteur déguisé. Qui un jour ne l’a pas expérimenté.

Certes, cependant ce type d’édition, somme toute marginale, accompagné d’autres dispositifs qui réduisent l’espace public au réflexe binaire induit par Facebook ou YouTube est déjà la règle. La taille colossale de cette dissymétrie met en danger l’écosystème de l’édition. Avec entre autre comme conséquence une littérature de divertissement, une world literature déjà bien prospère qui a le goût, la posture, la forme de la littérature comme aurait dit Pierre Bourdieu mais qui n’en est pas. Plusieurs auteurs déjà ont dénoncé cette mainmise…qui nous précipitent tous autant que nous sommes, dans le « bruit », la foule des anonymes noyés dans le flux accéléré de l’information.

Comment contrer cette stratégie mortifère qui exige, d’un extrême à l’autre, du consommateur lambda aux fanatique de Daesch, « du temps de cerveau disponible » soit des êtres dociles et décervelés ? Comment lutter contre le refus de penser, contre la généralisation de la « banalité du mal » (Arendt) ? Contre le déclassement de la parole de l’écrivain réduite à devenir le faire valoir d’un marché dérégulé dont la liberté d’expression sert de cache sexe ?

La tâche qui nous incombe, nous écrivains et j’ajoute « humanistes, est donc claire : nous déprendre à notre tour du rôle de « bonne conscience » politique qui nous est attribué d’office pour mettre en lumière le travail d’expression de la diversité des fors intérieurs, de la subjectivité humaine humaine. C’était et cela demeure la « mission historique » de l’écrivain. Mais ce droit de cité n’implique pas la liberté absolue comme certains veulent nous le faire accroire. Il doit tenir compte de l’autre en nous (Rimbaud). C’est l’expression de cet espace délibératif intériorisé qui est le territoire de la vraie liberté d’expression. Encore fait-il éviter les séductions des nouvelles idéologies utilitaristes (Arendt) et les pièges du politique et réinscrire le projet esthétique au cœur du rapatriement de la subjectivité contemporaine.

Aujourd’hui, dans le bruit ambiant , réduit à devenir plus que jamais le publiciste de ses propres travaux, l’écrivain peine à renouer les fils du sens. Les idéologies politiques anciennes sont mortes. L’idéologie économique ou utilitariste est beaucoup plus insidieuse et difficile à repérer. Chacun se souviendra du témoignage de cette  romancière roumaine ,qui  a témoigné l’an dernier , ici même à cette tribune. Après avoir protesté trente ans durant contre la dictature du prolétariat imposé par Ceausescu, elle était « resté sans voix » lorsque son sémillant éditeur allemand lui avait annoncé candidement avoir coupé une centaine de pages de son roman « pour le rendre plus lisible, donc plus commercial ». Méfions de nos amis … dit le vieil adage.

Car nous rendre « sans voix », inaudible, nous les écrivains, telle est bien la stratégie de cette nouvelle idéologie soft qui avance masquée et qu’il convient de démasquer. Quel est le sens du combat ? Qui est notre ennemi ? Qui sont les alliés objectifs ? nos atouts ? Mais d’abord, une question se pose : sommes-nous en guerre ? La réponse là aussi est sans appel : bien sûr que nous le sommes ! Et depuis belle lurette. Et je ne parle pas ici de la « guerre contre le terrorisme » déclarée depuis les attentats de Charlie Hebdo. Je parle de cette guerre culturelle qui commence au tournant des années 80 et qui désormais bat son plein. Pourtant des signes auraient du nous alerter : le décrochage du dollar avec l’or en 1974, l’espace public qui se rétrécit, la fathua sur Salman Rushdie, la publication du Choc des civilisations de Samuel Huntington, manifeste géopolitique libéral s’il en est, surviennent au moment où triomphent les théories monétaristes. Hasard ?

A cet égard l’assassinat de l’équipe de Charlie Hebdo doit être envisagé comme le dernier et tragique épisode de cette séquence commencée au début des années 80 ! Mais attention, il ne fait  pas se tromper d’ennemis. Le djihadisme n’est que l’effet induit d’un ultralibéralisme imposé par les opérateurs de l’école de Chicago et repris ensuite par Reagan et Thatcher.

Alors, comment libérer la liberté d’expression de son excès de liberté ? Que faire ? Le mot de Lénine est plus que jamais d’actualité. Il faut reprendre la parole publique. A cet égard ce colloque est un signe positif ; il faut créer des contre-feux, des lieux de résistance, c’est à dire des lieux d’édition, détourner à leur tour les nouveaux outils numériques, penser une alternative, bref retisser les liens avec la république mondiale des lettres, cette « internationale de créateurs dénationalisés » (Pascale Casanova) qui depuis le Moyen-âge jusqu’ à nos jours » a contribué à fonder les futures littératures nationales mais plus encore à prévoir leur dépassement .

C’est le sens qu’il faut accorder à l’injonction de Goethe lorsqu’il recommandait dès le début du XIXe siècle de dépasser déjà les littératures nationales afin qu’advienne une véritable littérature mondiale : die Weltliteratur. Cette littérature n’est pas ce manifeste exotique proposé il y a une dizaine d’année par le quotidien le Monde et moins encore l’addition des littérature nationales ; il implique la reconnaissance de l’altérité que fonde toute littérature et dès lors toute culture. Cette non reconnaissance, est pour Milan Kundera « le grand échec intellectuel de l’Europe », incapable de ce fait de donner à « sa grande valeur – la diversité culturelle »- sa traduction politique. C’est la raison pour laquelle l’auteur de l’Identité anticipe non sans nostalgie le retour à la tradition où la nouveauté, la modernité et donc le progrès social auront été évacués pour de bon, reconduisant ainsi la volonté de plus fort qui comme nous le rappelle la fontaine , « est toujours la meilleure ». Donc au boulot !

ART, EUTHANASIE DE L’AURA

Lamberto Tassinari

Que signifie inventer, et qui peut affirmer avoir inventé ceci et cela? De la sorte, s’entêter sur un droit de propriété, c’est de la véritable folie, et ne pas vouloir honnêtement se reconnaître comme des plagiaires, c’est un acte de présomptueuse inconscience.

 Goethe, Maximes et réflexions

Quand, en 2001, j’ai publié ce texte sous le titre « Art : euthanasie de l’aura à l’époque numérique » dans Utopia. De quelques utopies à l’aube du 3e millénaire aux Presses de l’Université Laval-Éditions Syllepse, j’étais obligé de lui donner la forme canonique de tout essai ou article imprimé. Mais ce n’était pas la forme que je désirais. Mon désir aurait été de le laisser ouvert, changeant. Ouvert à toute correction, changement, ajout, possible répétition ou contradiction. Seize ans plus tard ce désir enfin s’affirme.

J’ai retiré l’article qui se trouvait enseveli dans ce site depuis le 3 janvier 2014 et je l’ai libéré de toute contrainte, je l’ai rouvert, exposé aux aléas de mon plaisir de dire, le mien et celui de mes amis de ViceVersa, free for all !

 

De la matière

Tout est lié. Aurions-nous oublié que le battement d’ailes d’un papillon en Chine produit un ouragan dans les Antilles? Ou, peut-être, n’avons-nous jamais cru que cette image poétique illustrant la théorie du chaos possède valeur de vérité. Pourtant, nous avons tranquillement reçu l’idée de globalisation sans pour autant comprendre que l’économie globalisée est le dernier des phénomènes qui nous relient, manifestation galvaudée d’une liaison beaucoup plus profonde, cosmique, laquelle nous donne la certitude que nous sommes faits de la même étoffe que les étoiles.

Saurait-on jamais qu’il ya d’un homme à sa planète un rapport de gémellité ou de joute, s’il n’y avait sur son corps et parmi les rides de son visage, le signe qu’il est rival de Mars ou apparenté à Saturne? Il faut que les similitudes enfouies soient signalées à la surface des choses; il est besoin d’une marque visible des analogies invisibles. Michel Foucault [*]

Si accueillie et comprise cette vérité a des conséquences décisives autant sur notre façon d’interpréter le monde que d’y vivre. Il nous faut avouer que la matière n’est plus ce qu’elle était.

Concerning matter, we have been all wrong. What we have called matter is energy, whose vibration has been so lowered as to be perceptible to the senses. There is no matter. Albert Einstein

 Peu à peu, elle nous a révélé son esprit, le principe caché du monde physique, de la réalité qui s’est révélé de façon partielle tout au long de l’histoire humaine. De cet esprit, c’est-à-dire du fonctionnement secret de la matière, l’expérience sensorielle, la religion, la science et l’intuition nous ont permis de cueillir quelques manifestations. Mais depuis un siècle, nous avons commencé à porter un regard de plus en plus aigu à son intérieur. Maintenant, le meta de la métaphysique devrait avoir cessé de nous apparaître comme un au-delà, une transcendance, pour devenir une présence profonde, une immanence, un dedans, et la métaphysique finalement se montrer pour ce qu’elle est, la partie cachée du monde physique. Le monde certain et solide de Newton et du sens commun est devenu un bizarre et paradoxal mélange d’ondes et de particules, gouverné par les lois de la probabilité plutôt que par celles rigides de la causalité. Ainsi, nous pouvons voir les manifestations abstraites, invisibles et «intérieures» – la pensée, l’inconscient, le rêve, l’imagination – comme des infiltrations du monde quantique dans le quotidien des objets et des faits… L’art est l’immense espace d’activités et d’oeuvres créé par cette énergie interne, invisible de l’être humain. Plus que d’autres capacités l’art, sous toutes ses formes, constitue le portrait, la projection fascinante et mystérieuse de notre richesse et de notre puissance. Les artistes ont su, de tout temps, regarder au fond de l’être humain et des autres phénomènes de la nature. Les mots de William Blake «si les portes de la perception étaient toutes ouvertes les choses nous apparaîtraient telles qu’elles sont, c’est-à-dire dans leur infinité», et de Goethe «si nous étions capables de regarder la nature dans son ensemble, elle nous mènerait, sans aucun doute, jusqu’à la pensée», sont plus que jamais éclairants à l’époque numérique quand ces portes ont commencé à s’ouvrir et le regard porté sur la nature à y pénétrer quasiment jusqu’à la pensée. Karl Nierendorf, dans l’introduction au livre de photographies du botaniste allemand Karl Blossfeldt, écrit en 1928: «Tout comme la nature qui est l’incarnation d’un grand secret obscur, dans la monotonie du devenir et du disparaître, l’art est une deuxième création, pareillement insaisissable. Elle a germé dans l’intellect et dans le coeur de l’homme, du point de vue organique. C’est au désir de durée et d’éternité qu’elle doit la lumière du jour.». A propos de l’invention Goethe écrit dans ses Maximes et réflexions : «Que signifie inventer, et qui peut affirmer avoir inventé ceci et cela? De la sorte, s’entêter sur un droit de propriété, c’est de la véritable folie, et ne pas vouloir honnêtement se reconnaître comme des plagiaires, c’est un acte de présomptueuse inconscience.» Kafka, quant à lui, en réfléchissant sur la création, observe dans son Journal le 25 février 1918:

« Les inventions nous devancent comme la côte n’est sans cesse à la rencontre du vapeur sans cesse secoué par sa machine. Les inventions produisent tout ce qui peut être produit. On a tort à dire par exemple: l’aéroplane ne vole pas comme l’oiseau, ou bien, jamais nous ne serons en état de créer un oiseau vivant. Certes non, mais l’erreur réside dans l’objection (…) L’oiseau ne peut pas être créé par un acte originel, car il est déjà créé, il est sans cesse recréé en vertu du premier acte de la création et il est impossible d’entrer de force dans cette série (…) Mais – et c’est cela qui importe – la méthode et les tendances de la création n’ont pas besoin d’être différentes pour l’oiseau et l’aéroplane, et l’explication des primitifs qui confondent un coup de fusil et le tonnerre peut contenir une part restreinte de vérité».1 Les formes inventées par les êtres humains ont un lien profond avec les formes purement naturelles. L’artiste crée en trouvant, en «plagiant» , en jetant son filet dans le magma de ce qui est pour en tirer une oeuvre, grande ou petite, représentation fictive d’un des infinis mondes possibles. Aujourd’hui, cette vérité, que n’est plus seulement l’artiste ou le scientifique visionnaire à être capable de voir, est encore plus évidente. Tout le monde commence à se sentir libre et capable de regarder au fond de la matière et de découvrir aussi sa propre capacité à «composer» de l’art.

En ce sens la révolution informatique aura des effets qu’iront bien au-delà de la technologie. À la fin des années 1920 Paul Valéry avait préconisé avec une extraordinaire lucidité ce bouleversement révolutionnaire: « Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne peut pas être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puissance modernes. Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle‑même, aillent peut‑être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même de l’art.».2 En procédant de ce constat de Valéry et en particulier des mots que j’ai souligné, je mettrai en relief le rapport essentiel existant entre esthétique et politique. Repenser d’une façon radicale la signification de l’art me semble être l’une des rares chances que nous avons de reprendre la route vers la cité, vers le politique à la suite de la faillite des disciplines sociologiques traditionnelles. Si la notion de l’art et l’invention elle-même peuvent être merveilleusement modifiées, cela signifie que cette possibilité a toujours existé en puissance, sous forme de tendance, d’utopie.

11 février 2017

« Bioéthique, charité médiatique, actions humanitaires, sauvegarde de l’environnement, moralisation des affaires, de la politique et des médias, débats autour de l’avortement et du harcèlement sexuel, croisades contre la drogue et le tabac : partout la revitalisation des «valeurs» et l’esprit de responsabilité sont brandis comme l’impératif de l’époque. Pour autant, il n’y a aucun « retour de la morale ». L’âge du devoir s’est éclipsé au bénéfice d’une culture qui diffusent les normes du bien-être et métamorphose l’action morale en show récréatif » Gilles Lipovetsky, Le crépuscule du devoir, 1992.

Au début de l’an 2000, le Who’s Who britannique nous apprenait que cinquante des cent personnalités qui ont marqué le siècle sont des artistes. L’art serait donc pour les gens quelque chose qui change le monde! C’est une donnée étonnante qui nous oblige à réfléchir et à nous interroger sur la schizophrénie de notre civilisation.

En effet, le vingtième siècle a été le siècle du triomphe incontesté et planétaire du facteur économique qui a dominé progressivement tous les aspects de la vie sociale, presque partout dans le monde. Deux guerres mondiales, plusieurs génocides, la destruction avancée de l’environnement, la transformation des pratiques alimentaires par des douteuses technologies, la pollution culturelle la plus farouche par l’industrie du spectacle et de l’information, enfin, la réification de tout aspect de la vie. Si le siècle dernier a été vraiment marqué par les artistes comme on le prétend et rien n’a changé dans les seize ans du nouveau siècle, alors il faut en conclure qu’il y a quelque chose qui cloche dans la manière de faire, de comprendre et d’utiliser l’art. Non seulement l’art contemporain mais celui, moderne, né avec la Renaissance, notre art, issu des révolutions mercantile, esthétique, scientifique, bourgeoise, industrielle et numérique qui se sont succédées du 15e jusqu’au 21e siècle.
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La poésie italienne à l’épreuve de la littérature-monde : les minutes de la rencontre

Fulvio Caccia

L’an dernier, j’avais publié  un compte-rendu  d’une  rencontre littéraire qui posait les  jalons d’une authentique  “littérature-monde” loin des tentations exotiques telles que revendiquées par le manifeste du quotidien ” Le  Monde”  il y a une dizaine d’années. La  célèbre revue  italienne “Nuovi Argomenti” a publié récemment  les minutes de cette rencontre  (voir hyperlien)   qui a eu lieu à la librairie La tour de Babel de Paris, le 1er juillet 2016  à l’initiative de Mia Lecomte et de ses complices du centre CIRCE-Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.

http://www.nuoviargomenti.net/poesie/che-lingua-sei-la-poesia-italiana-contemporanea-in-una-prospettiva-transnazionale-plurilingue/

Un baiser

Giuseppe A. Samonà
Photo: Sophie Jankélévitch

Ils ont la même odeur, les mêmes expressions, voire les mêmes traits physiques – cela arrive à ceux qui pendant de nombreuses années, peut-être dès le début, depuis toujours, partagent leur existence quotidienne. Le matin, quand il se réveille – ils dorment l’un à côté de l’autre – l’homme est la première chose que voit le chameau. À genoux, le visage velu qui se tend en avant, les lèvres saillantes entrouvertes, les yeux mi-clos, il le renifle, le chameau, en se reconnaissant soi-même en cet homme, et il attend – l’homme, à genoux, les lèvres, le museau, la barbe qui se tend en avant, fait de même. Ils attendent – le ciel est encore étoilé. Puis doucement ils s’approchent, le museau de l’un est le visage de l’autre, leurs lèvres s’effleurent, s’attardent, les pointes de leurs langues se dressent en frémissant dans l’air, immense comme le désert est la langue du chameau, petite et pourtant identique celle de l’homme, et voilà… contact, délicatement elles forment un pont, comme s’il s’agissait d’un jeu, ou peut-être pour renouveler le pacte, l’alliance – avant que le soleil surgi à l’horizon n’enjambe la roche   et ne ressuscite les dunes[1].

[1] Un nouveau jour commence.

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Du livre à l’appli pour smartphone : comment la littérature a jeté l’encre

de Roméo Fratti

« La technologie que j’aime, c’est l’édition de poche américaine de Freedom. Je peux renverser de l’eau dessus, ça fonctionne encore et ça fonctionnera pendant des années. » L’eau peut briser la fonctionnalité d’un dispositif technologique, mais ne peut en aucun cas court-circuiter la fonction référentielle de l’écriture et son substrat, le livre. C’est l’idée d’une non-obsolescence programmée de l’objet-livre qui est ici évoquée par Jonathan Franzen en 2012, lors du Hay Festival en Colombie.

L’écrivain américain poursuit en suggérant que la fixation de l’écriture dans le petit espace d’un livre possède « (…) quelque chose de permanent et d’immuable (…) » : la littérature livresque donne l’illusion de pouvoir se situer hors du réel, et d’échapper ainsi au spleen d’une existence où tout semble voué à la dégénérescence et au néant. En donnant à entendre que les livres vieillissent mieux que les appareils connectés, Franzen met en scène une dichotomie qui illustre le rapport des objets au temps : l’atemporalisation des significations par l’écriture, en dépit du jaunissement ou de la désagrégation du papier, permet aux livres de s’éloigner de ce que l’écrivain et critique britannique Martin Esslin appelait, dans son essai intitulé Le Théâtre de l’absurde, « l’anxiété et le désespoir qui naissent pour l’homme de savoir qu’il est entouré de zones d’une obscurité impénétrable (…) ». En cela, les livres contiennent un profond élan, à la fois vitaliste et humaniste.

Le numérique déréalise quant à lui la chimère du Ô temps ! suspends ton vol lamartinien et donne un sens vérifiable à la caducité de toute chose créée de main d’homme. Dès lors, l’entrée de l’objet-livre dans la sphère du numérique est à même de susciter des regrets, car elle apparaît comme la victoire de l’éphémère sur le permanent, le triomphe du déclin sur l’immuable. Les livres semblent désormais s’inscrire dans le cadre d’un romantisme numérique : la puissance technologique entre en résonance avec les esprits, alimentant ainsi la fantasmagorie d’un Surhomme affranchi, qui se distingue des foules. De cela, il ne reste que la conscience inavouée d’un présent dévalué et d’un réel trop exigu, promis à la finitude.

L’écrivain François Bon incite à la dédramatisation en soulignant dans son essai intitulé Après le livre que « (…) l’écriture a toujours été une technologie ! » et qu’ « On a simplement changé d’appareil ». D’appareil en appareil, la littérature suit le cours de son histoire. Offrir des extraits littéraires en numérique, les éditions Hachette l’ont expérimenté, en lançant à l’automne 2016 une application mobile nommée Émile, qui permet de redécouvrir les plus beaux lieux de Paris tels que les ont évoqués des auteurs de la littérature française. En passant à proximité d’un de ces endroits, une alerte est envoyée à l’utilisateur, lui proposant de lire ou d’écouter un court extrait décrivant ledit lieu. Les textes sont lus par deux sociétaires de la Comédie-Française : Elsa Lepoivre et Michel Vuillermoz.

Il y a tout de même un triptyque gagnant dans cette étape numérique de l’histoire en marche de la littérature : la rapidité, la brièveté et la qualité ; un triptyque qui se concrétise par la mise à disposition gratuite et immédiate d’un court extrait d’une œuvre littéraire belle, dans la mesure où elle produit du sens. Le gain de temps et la dimension résolument démocratique qu’apporte le numérique ne peuvent-ils pas offrir une nouvelle chance à la poésie, la forme littéraire la plus boudée par le marché du livre ? La poésie réussit mieux que le roman le paradoxe de dire les silences du monde par la petite musique des mots. Son universalité semble pourtant confinée par le lecteur pressé au rang d’affaire d’initiés. Chose curieuse, d’ailleurs, car la concision qui caractérise la poésie pourrait a priori déterminer l’usage de lecture le plus conforme à ce XXIème siècle en proie au manque de temps.

Derrière l’écran, la littérature n’est plus un livre : les propriétés physiques de sa matière entrent dans une instabilité matérialisée par la connectivité et les proportions variables de la taille des appareils. En ce sens, l’omniprésence du numérique a offert à la littérature l’opportunité d’épouser une forme en perpétuel mouvement, et d’élargir ainsi considérablement son terrain de diffusion. La littérature est à présent en mesure d’occuper l’espace, à l’image de l’énonciation télévisuelle et cinématographique. Ce dépassement de la contrainte de l’immobilité rejoint un autre aspect majeur de la situation actuelle de la culture : la disponibilité généralisée et quasi-instantanée de la production artistique, comme condition de sa jouissance.

Délivrée des livres, la littérature n’est-elle pas en train de s’émanciper et, en quelque sorte, de se montrer dans son plus simple appareil ?

Roméo Fratti