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Diversité culturelle et traduction : la voie européenne

Fulvio Caccia

img_0139Texte rédigé dans le cadre de la présentation de « Io voi Jonathan Hunt », une fiction traduite par Marcella Marcelli et éditée par Cosmo Iannone éditeur. Cette communication a été donnée dans les facultés de langues des universités de Bologne, de l’Università dei Studi internationali di Roma  et de l’università Parthenope de Naples les 24, 26 et 27 octobre dernier.

Partir de sa propre expérience pour comprendre « ce qui se transporte d’un point à un autre », – qui est à la lettre la définition même de la traduction- c’est l’exercice périlleux mais stimulant auquel je vais me livrer dans ce texte. Aussi vous comprendrez mon émotion1 de venir témoigner, après un demi-siècle de migrations, transmigrations2, de ce qui a changé en moi et de ce qui, au contraire, est resté le même.

01Or ce même n’est pas l’identité soit le « caractère de ce qui est un », comme le définit le dictionnaire mais bien le « processus », au sens où l’entend Hannah Arendt, la mise en mouvement justement, la quête d’identification, la chasse . Car cette « chasse spirituelle » qui est le titre de l’un de mes recueils de poésie et dont la mise en jeu de mon propre nom à travers la traduction n’est pas une coquetterie d’auteur, ni un mot d’esprit, tant s’en faut, mais désigne bien par là le processus même d’intégration et donc de création de la valeur qui s’opère par la langue. Permettez-moi ici de citer le prologue de ce recueil3 « la chasse spirituelle »

Rien ne dure sans cette volonté blanche que ta main effleure.

Rien ne chante dans le delta.

Rien que la langue.

Voilà qu’elle se dresse, lovée dans le creux de la mémoire

Cobra

coefficient réalité.

Elle siffle ces mots : « La chasse est ouverte.»

encre 2016 richard Killroy
encre 2016
richard Killroy

Cette chasse qui est ouverte, vous l’aurez compris, consiste à inscrire l’affirmation de la diversité culturelle à travers l’expérience de l’immigration qui conclut la très longue phase de différenciation- assimilation-domination entamée par les premiers empires et les premiers exils. Cette phase civilisationnelle au sens où la civilisation transcende l’empire et la barbarie dont elle est issue (Walter Benjamin), a crée son magistère par la langue.

En émigrant dans une ancienne colonie française devenue anglaise, j’ai du assez tôt me confronter à ce rapport de domination entre langue coloniale et langue colonisée, entre assimilation et différenciation. Cette affirmation d’une langue condamnée à disparaître, (le français) fut conduite avec panache et détermination par toute une génération de poètes québécois qui furent mes modèles et mes maîtres. Gaston Miron et ses amis contribuèrent à renouer le lien essentiel entre la langue et le pays réel ; exactement comme l’avait fait 800 ans auparavant Dante Alighieri avec la langue populaire, (la langue de la mère), méprisée par rapport au latin parlée par l’élite (le latin) . C’est la raison pour laquelle les retrouvailles d’une langue avec la multitude qui la parle, sont toujours un acte d’amour.

Et il convient de les sanctionner et de les célébrer comme il se doit en l’élevant par l’écriture. Mais pour que la conversion soit réussie elle doit aussi être reconnue au niveau du droit, c’est-à-dire de la Loi. C’est à ce moment que la langue obtient doublement ses lettres de noblesse : politiques et culturelles.

Bien que  pouvant se  reconnaître  dans cette démarche, l’émigrant   emprunte  un autre parcours. Voilà pourquoi, à la différence de l’exilé ou du colonisé, il se trouve en marge car   l’émigrant est parti par choix. Il est moderne, mieux, postmoderne, ante litteram. La preuve ? Il est branché directement sur le marché en expansion ; ses motivations, dit-on, sont principalement économiques.

L’émigrant part pour améliorer ses conditions de vie et celles des siens et non pour fuir une quelconque oppression. L’émigrant part libre. Bien que complexes, ses motivations ne sont pas d’abord assujetties à un cas de force majeure : guerre ou catastrophe naturelle. Certes ces causes peuvent s’ajouter par la suite mais le fait demeure : l’émigrant se détermine seul en définitive.

Le candidat à l’immigration peut être également un exilé pour des motifs politiques ou humanitaires. Alors, dans ce cas, il échappe à la définition de l’immigrant in se  et redevient prioritairement un exilé. L’immigrant ne sait pas quoi faire de l’Histoire. Il la laisse volontiers à l’exilé et au colonisé.

Cette soumission au flux du capital fait de la condition immigrante une condition difficile à penser. Pourquoi ? Parce qu’elle n’est pas dramatisée par l’impossibilité du retour au pays natal comme le serait par exemple celle de l’exilé. C’est en prenant conscience de cette situation singulière que l’immigrant et ses fils peuvent retrouver ce qui les relie à l’exilé et au colonisé : la conscience d’être devenu différent du groupe originel auquel il appartenait, la conscience de sa propre altérité.

C’est donc dans la traversée de sa condition que l’immigrant accomplit son destin qui consiste à assumer et exprimer sa diversité, c’est-à-dire sa propre altérité, dont il est l’héritier et qui aussi celle de l’humaine condition.

Or cette prise de conscience et son expression ne peuvent advenir sans la maîtrise de la langue. Car la langue est l’élément moteur de l’accumulation du capital symbolique. C’est aussi le premier système d’intégration de l’expérience humaine. C’est la langue orale, des premiers attachements (langue de l’amour) fixée par l’écriture, qui deviendra la langue du droit puis de culture en constituant un espace public unifié. Ceci constitue l’aspect proprement politique de la langue écrite et qui plus est littéraire. Pas d’espace politique, pas d’accumulation de savoirs scientifiques, économique et financiers sans la fixation et la reconnaissance d’une langue littéraire. Ce fut la grande erreur  du marxisme qui d’ailleurs allait causer sa perte de croire que la superstructure, la culture, le droit dépendaient de l’infrastructure (les moyens de production). C’est exactement le contraire.

Le premier qui l’a compris fut précisément Dante Alighieri lui qui déjà en 1303, se désespérait de ne pouvoir trouver parmi les 14 parlers de la Péninsule, une cour suffisamment puissante pour imposer une langue de référence. Il faudra attendre deux siècles et l’avènement de la monarchie française triomphante pour qu’un monarque impose par ordonnance une seule et unique norme linguistique pour conserver les documents officiels et légaux qui désormais dans son royaume se feront en français « et pas autrement ».

Ces deux derniers mots de l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) allaient sceller le destin de ce pays et faire de “Défense et illustration de la langue française”, qu’écrira Joachim du Bellay en 1549 est non seulement le premier manifeste littéraire d’une littérature qui deviendra nationale mais aussi l’acte de naissance du premier espace public européen. Car quel était l’enjeu pour Du Bellay, les poètes de la Pléiade mais aussi pour le pouvoir politique ? L’enjeu consistait à faire du français le rival et le successeur du latin et du grec pour traduire l’immense capital symbolique accumulé depuis des siècles par ces civilisations vers un espace, un espace en voie de constitution qui allait devenir l’espace national ; c’est justement ce capital que Dante avait commencé à transporter à la fin du moyen âge vers l’italien mais que ces lointains successeurs n’ont pas continué, incapable de choisir entre l’italien et le latin encore fortement soutenu par l’Église.

Cette indécision expliquerait le déclin progressif de l’Italie à partir du XVIIe siècle et son remplacement par le français comme langue de référence européenne. Trop visionnaire, l’italien qui fut la première langue littéraire européenne et donc la première langue d’accumulation du capital symbolique et donc du capital tout court aura souffert de son travers congénital qui se vérifie encore aujourd’hui : le manque d’Etat.

La souveraineté, une invention française

Pourquoi alors me direz vous la monarchie, et qui plus est, française a-t-elle pris le dessus ? C’est une question de conjoncture et d’opportunité. Au début du moyen-âge, souvenez-vous, deux universalismes étaient en compétition : l’universalisme de l’empire et l’universalisme de la papauté. Ce fut l’affrontement, comme vous le saviez, entre les Guelfes ( partisans du pape) et les Gibelins (en faveur d e l’Empereur).

Dans cette confrontation, la monarchie française naissante tirera son épingle du jeu. Comment ? En jetant les bases d’un droit nouveau qui allait lui assurer sa stabilité et qui plus tard confortera celui de l’état nation : la souveraineté. La souveraineté consiste circonscrire l’autorité du monarque sur un territoire délimité sans que celui-ci soit assujetti à un autre pouvoir que le sien. Bien qu’entrevu par Machiavel, c’est Jean Bodin qui formulera ce nouveau droit dans  les Six livres de la République (1576). « La souveraineté, dit-il, est la puissance absolue et perpétuelle d’une République (…) C’est-à-dire la plus grande puissance de commander ». Absolue et perpétuelle, la souveraineté l’est avant tout parce qu’elle « n’est limitée ni en puissance ni en charge à un certain temps ».

C’est ainsi qu’allait s’enclencher le processus d’imitation, d’émulation entre les états européens qui allait permettrait à l’Europe de s’imposer sur le reste du monde par la force mais aussi par la puissance de ses innovation et ceci sur tous les plans.

Faisons maintenant un saut dans le temps et transportons-nous à notre époque au moment où ce travail de singularisation culturelle et politique est achevé. Qu’est-ce que l’Europe a encore à donner et à transmettre aujourd’hui au monde sinon ses valeurs ? Mais quelle est la première et la plus grande ? « La diversité culturelle est  la grande valeur européenne » affirmera sans ambages Milan Kundera, romancier tchèque de langue française. L’auteur de « l’Identité » ne voulait pas simplement affirmer une évidence – aucun autre endroit au monde ne concentre autant de diversité culturelle en si peu d’espace- mais corriger une injustice. Je m’explique.

D’habitude lorsqu’on évoque la diversité culturelle, on la fait découler précisément des droits de l’homme de 1789 comme l’affirme d’ailleurs dans son préambule la Convention de 2005 de l’UNESCO et non l’inverse. Mais alors quel mouche a piqué le romancier ? Pourquoi donc faire passer la diversité culturelle avant le droit sensé garantir la justice pour tous par son principe d’universalité ? Sans doute l’auteur de « La plaisanterie »  s’est-il méfié de l’universalisme induit par la « grande civilisation européenne », civilisation qui n’a pas su éviter la barbarie des deux guerres mondiales dont un autre grand auteur français, Paul Valéry, prononcera l’épitaphe en 1919 :« Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles ». Kundera aura pensé à sa petite patrie, la Tchécoslovaquie, trahie, abandonnée par les grandes puissances européennes à Munich en 1936 qui considéraient que son pays était «  a far away country of wich we know to little » (Chamberlain) et ne valait pas la peine que l’on se batte pour lui.

Or les valeurs d’humanisme ne sont jamais aussi bien défendues dans leur universalité qu’à travers l’expérience des cultures locales. Une conviction que défendra un autre grand écrivain français : Michel Tournier. Pour lui, c’est « …La culture (qui) débouche sur l’universel et engendre le scepticisme ». Et non l’inverse. Il poursuit son raisonnement en ces termes : «  S’efforçant d’élargir ses idées à la dimension universelle, l’homme cultivé traite sa propre civilisation comme un cas particulier. Il en vient à penser qu’il n’y a pas « la » civilisation, et en dehors d’elle la barbarie et la sauvagerie, mais une multitude de civilisations qui ont toutes droit au respect4. »

On le voit Tournier croit que c’est l’équilibre et l’émulation entre les cultures qui permettent à chacune d’entre elles de s’émanciper et de bénéficier des contributions des autres. Ce fut la grande chance de l’Europe. On connaît le mot apocryphe de Jean Monnet : « Si c’était à recommencer, je commencerai par la culture ».

Cette compétition, si elle peut rester à l’intérieur du périmètre culturel, demeure, le véritable moteur de l’humanisme européen et sa vraie richesse. Pour y accéder, la traduction en est la voie royale au sens propre et figuré. Pourquoi ? Parce qu’elle combine les trois approches implicites à la diversité culturelle : l’approche multiculturelle, l’approche interculturelle et l’approche transculturelle.

L’approche multiculturelle : l’état des lieux

On a souvent tendance à voir dans le multiculturalisme, une manière de conserver à l’intérieur de leur périmètre identitaire les communautés constitutives d’une nation., bref un conservatisme.
Le républicanisme français se méfie non parfois sans raisons des dérives qu’elle peut induire. Soupçonné de fragmenter encore un peu plus l’unité nationale, le multiculturalisme apparaît alors comme le cheval de Troie d’un ultralibéralisme qui met frontalement en compétition toutes les classes sociales et notamment les diverses strates de la classe moyenne.

Ici on touche la critique rédhibitoire faite au multiculturalisme et à laquelle on a tendance à associer la diversité culturelle : servir d’alibi à l’ultralibéralisme pour légitimer les inégalités qu’il génère. L’Américain Walter Benn Michaels a démontré qu’aux États-Unis l’inégalité des revenus des ménages avait progressé de manière spectaculaire à la fin des années 70 et plus spécifiquement en 1978, année où la Cour suprême déclare légale la discrimination positive dans les universités américaines à condition que celle-ci « serve les intérêts de la diversité ». Pour cet universitaire, le multiculturalisme comme la diversité culturelle ne vise pas à réduire ces inégalités mais à les gérer.

C’est aller un peu vite en besogne. Un autre observateur, et pas des moindres, a un point de vue opposé. Pour le philosophe canadien Charles Taylor le multiculturalisme est d’abord une « politique de la reconnaissance ». Cette reconnaissance, selon lui, demeure fondatrice du lien social et aurait pour fonction d’aplanir les conflits dans une société pacifiée où les disparités économiques, au contraire, se seraient résorbées. Pour Taylor, le multiculturalisme est un « système axé sur le respect et la promotion de la diversité ethnique dans une société » et ceci sans pour autant passer par l’égalité des chances.

Cette opposition entre ces deux conceptions du multiculturalisme est symptomatique des tensions qui existent au sein de la philosophie politique autour de cette notion : l’une, de tradition anglo-saxonne est axée sur l’intérêt de l’individu, l’autre plus latine s’appuie sur l’État régulateur, expression de l’intérêt général.

L’approche interculturelle

L’approche interculturelle servirait de lien ou plus précisément de moyen terme ces deux tendances. Le préfixe latin « inter » ne se situe pas en surplomb comme le « multi » mais se veut « entre » et nous invite donc à nous mettre à la place de l’autre. Cette conscience de l’autre qui naît avec le monothéisme biblique et s’affirme avec le christianisme, fut un tournant dans l’histoire de l’humanité.

Naturellement, comme à chaque transformation majeure, cette conception altruiste comporte à la fois un côté positif et négatif. Le côté radieux, c’est que l’homme se trouve au centre de la création et devient l’acteur de son propre destin. On pourrait dire que l’approche interculturelle fonde l’humanisme européen en célébrant la prise de conscience de sa propre subjectivité.

Sa part d’ombre réside dans les moyens du contrôle et de domestication de cette subjectivité humaine qui, plus tard, dériveront en propagande et manipulation de masse. Un exemple se trouve chez les missionnaires qui non seulement traduisent les cultures amérindiennes et favoriseront leur préservation mais à travers l’approche interculturelle contribuent à les asservir dans le même mouvement. Nous touchons du doigt tout le paradoxe et la complexité de l’approche interculturelle et du libéralisme marchand qui en découle. Car cette capacité de se mettre à la place de l’autre, qui permet une connaissance sans pareille de sa culture notamment par la traduction, est aussi une manière de le trahir.

C’est précisément ce que fait symboliquement le traducteur par l’approche interculturelle, lorsqu’il fait passer un texte d’une langue à une autre. Bien sûr nous sommes ici qu’au niveau symbolique. Car la découverte de l’intériorité met aussi en lumière, ce qui était toujours paru obscur : l’altérité constitutive de l’être. Elle allait ouvrir la voie aux grandes découvertes sur la psychologie et l’inconscient que déjà les poètes occidentaux avaient pressenti comme Rimbaud ( « je est un autre ») mais aussi à une instrumentalisation beaucoup plus fine des foules5.

L’approche interculturelle, mode de gestion de la diversité culturelle

Aujourd’hui l’interculturalité ou le dialogue interculturel est non seulement le mode opératoire du traducteur mais aussi le mode d’administration de la diversité culturelle proposée par la Convention de l’Unesco comme de la laïcité au Québec par la Commission « les termes de la conciliation » « Interculturalité renvoie à l’existence et à l’interaction équitable de diverses cultures ainsi qu’a la possibilité de générer des expressions culturelles, partagées par le dialogue et le respect mutuel » ou sa variante l’interculturalisme6. Mais cela, diraient certains, ne peut advenir que dans un monde pacifié où chaque nation, chaque culture a sensiblement le même poids, la même influence.

Cette approche consensuelle n’est pas sans rappeler symétriquement la posture d’un Jean Lemaire des belges qui dans sa Concorde des deux langues (1513) refuse de choisir entre le latin et le français comme langue de culture.

Évidemment nous n’en sommes plus là. Depuis un demi-millénaire, nombre de langues populaires sont parvenues peu ou prou à s’émanciper de la tutelle des langues et des cultures qui la dominaient et à rayonner hors de leur périmètre grâce à la traduction justement . Cela s’est fait par les guerres et les révolutions mais aussi par la généralisation des états-nations qui a donné droit de cité  aux langues et aux littératures les moins  dotés depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à nos jours.

Ce fut le surgissement du peuple sur la scène du monde. Les révolutions de 1848, la pensée allemande avec Herder, puis Marx devait mettre le peuple au cœur du nouveau système de représentation. L’avènement d’une nouvelle génération d’écrivains, issue de la bourgeoisie et non plus de la noblesse, allait en Allemagne par exemple imposer l’homme cultivé, l’homme de la ville à l’homme civilisé, l’homme de la cour. La création, notamment littéraire, est au cœur de ce processus de capitalisation qui est symbolique avant d’être politique puis économique.

L’approche transculturelle : la création

Car la rupture advient dans la mise en place à travers la langue d’un authentique projet esthétique. C’est l’approche transculturelle qui se cristallise travers la création littéraire. C’est la requête de Du Bellay qui prie instamment ses pairs d’arrêter d’imiter servilement les anciens pour les dévorer les assimiler et en faire quelque chose de neuf. À la fois horizontal et vertical, l’avènement littéraire authentique transfigure la création en rompant l’imitation servile, la traduction qui littérale qui reste à cet égard confiné dans une relation interculturelle.

La transculturation comme l’avait pensé son concepteur le Cubain Fernando Ortiz est la création du nouveau. Par ce biais il cherchait à définir l’identité de Cuba, la Cubanitad, à travers son quadruple héritage culturel – indien, espagnol, africain, immigrant. Dans son essai Controverse cubaine entre le tabac et le sucre, Ortiz l’introduit ainsi : « La transculturation  exprime mieux les différentes phases du processus de transition d’une culture distincte – ce qui en toute rigueur ce qu’exprime le mot anglo-américain «d’acculturation » mais que le processus implique aussi nécessairement la perte ou le déracinement d’une culture antérieure – ce que l’on pourrait appeler “déculturation ” et, en outre, signifie la création consécutive de nouveaux phénomènes culturels7».

En réinscrivant la culture nationale dans une dynamique de transformation,  l’ethnologue s’opposait à assimilationniste proposé par l’école de sociologie de Chicago et à sa vision ethnocentriste, voire différentialiste, qui inférait que l’étranger devait s’assimiler.

Mais la tranculturation soit la transformation des cultures qui débouche sur le nouveau aura une autre conséquence  et pas des moindres ; elle introduira l’Histoire comme discipline qui va servir de grande ordonnatrice. Il n’agira plus d’imiter les grands Anciens mais bien de l’assimiler » de les dévorer » comme Du Bellay le proposait d’ailleurs à ses pairs. C’est désormais par l’Histoire qui va s’effectuer le référencement de la valeur artistique.Et de la modernité. Devenue arbitre des élégances, l’Histoire met ce faisant l’Homme en route vers son propre devenir, lui fait accélérer le pas au risque de le perdre. Au risque de trébucher.

Les pièges et les obstacles

La montée en puissance de l’histoire, inspira à Goethe au début du XIXe siècle, cette pensée « La littérature nationale, affirmait-il, ne représente plus grand-chose aujourd’hui, nous entrons dans l’ère de la littérature mondiale ( die Weltliteratur) et il appartient à chacun d’entre nous d’en accélérer cette évolution »8.

Que voulait-il donc nous dire par cette affirmation vieille de plus de deux siècles ? Que la littérature nationale et l’état nation qui la soutient est déjà dépassée ? C’est exactement ce qu’il laissait entendre. Mais non !, argueront certains, la littérature mondiale existe bel et bien puisque c’est l’addition des littératures nationales. Ne nous leurrons pas ; l’addition, on le sait tous, n’existe pas en vérité. On n’a qu’en vérité une superposition de littératures nationales.

Cela est dû au fait que les traducteurs, les critiques, les universitaires, spécialistes d’une langue étrangère auront majoritairement tendance à évaluer les oeuvres de leurs contemporains , à les analyser en fonction du petit contexte, cette à dire à l’aulne de l’histoire nationale du pays à laquelle l’œuvre est rattachée. De la sorte ils font l’impasse sur le grand contexte : l’histoire surpra nationale de l’art  ou du genre pratiqué par l’artiste.

Contre l’exotisme, l’éclectisme

Contrairement à la musique, la littérature est davantage liée à l’histoire de la nation qui la produit à cause de la force centripète de la langue qui maintient les productions littéraires à l’intérieur de son territoire. Hors de la langue, point de salut.

On a tendance à confondre la littérature de voyage comme une manifestation de cette littérature monde ainsi que l’avait affirmé, tambour battant, le quotidien le Monde. Celui-ci réunissait en octobre 2007 autour d’un manifeste intitulé Pour une littérature-monde, une trentaine d’écrivains appartenant à la diversité littéraire francophone. La reconnaissance d’écrivains d’ailleurs participant de plain pied à l’élaboration d’une culture transnationale est en soi un fait positif. L’ennui c’est qu’elle ne peut pas advenir à l’intérieur d’un seul périmètre national et linguistique et être réduit à la seule célébration du voyage. L’exotisme qui le sous tend masque mal les enjeux de récupération nationale.

Or l’exotisme est l’avers symétrique du nationalisme. Les grands fondateurs de littérature comme Dante, Du Bellay, Shakespeare, Goethe ne sont pas exotiques ; ils sont éclectiques ; ils transforment à travers une esthétique qui leur est propre, à travers la langue qu’ils ont choisie , les diverses influences constitutives qui sont à l’origine de toutes les langues. Tel est bien le défi à relever.

L’incapacité à penser, à reconnaître l’avènement d’une littérature mondiale, constitue selon le romancier Milan Kundera « l’irréparable échec intellectuel de l’Europe9». Cet échec de l’Europe ne concerne pas seulement la littérature ; il a des conséquences bien plus graves car cela équivaut à laisser à la seule économie de marché l’énorme responsabilité de créer de la valeur.

Rédigée naguère pour résister à la volonté du marché de marchandiser la culture au moment où l’OMC voulait libéraliser les services -dont les services liés à la culture-, la Convention pour la protection et la promotion de la diversité de l’UNESCO de 2005 voulait permettre aux petites nations de se doter d’une politique culturelle nationale digne de ce nom. Mais aujourd’hui avec la crise de 2008 et le développement accéléré d’Internet 2.0 et des réseaux sociaux, ce sont toutes les littératures qui sont menacées et, ce faisant, le système d’expérimentation et de la valorisation sur lequel s’est construite la société humaine.

La  contestation du droit d’auteur, la crise  de l’économie de la culture, l’effondrement de la presse papier, la rupture de la chaîne du livre, du cinéma et de ses réseaux de distribution, fragilisent toutes les culturesde la planète. Pour résister à cette déferlante il s’agit désormais de passer de l’État-nation à l’État-Culture.

1C’est-à-dire étymologiquement « mouvement »

2Déplacements qui m’ont conduit de l’Italie au Canada puis du Canada en France

3Fulvio Caccia, La chasse spirituelle, Montréal, Le Noroît, 2005

4Michel Tournier, « Culture et civilisation », dans Le miroir des idées, pages 121-122, Folio 2882

5Edward Berney, le neveu de Freud allait se servir des découvertes de son oncle pour affiner les techniques de propagande et de manipulation des masses qu’utilisèrent avec succès les présidents américains avant d’êtres utilisés avec un succès non moins redoutable par le ministère de la propagande de Goebbels. C’est le serpent qui se mord la queue.

6Interculturalisme soit une politique ou modèle préconisant des rapports harmonieux entre cultures, fondés sur l’échange intensif et axés sur un mode d’intégration qui ne cherche pas à abolir les différences tout en favorisant la formation d’une identité commune.

7Ibidem

8 Cité par Milan Kundera, dans Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005 p.50

9 Milan Kundera, Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p.49

"TRANSUMANAR"

Fulvio Caccia

«Italianità. Simplicité de vie – nudité intérieure – besoins réduits au minimum – goût du réel poussé à l’essentiel. Fond sombre et légèreté, mais toujours attentive. Insouciance et… profondeur. Secret. Pessimisme contredit d’activité. Depretiatio. Tendance aux limites. Passage immédiat ad infinitum. Ipséité. Aséité. Avantages et désavantages d’une position en marge. Promptitude de la familiarité ; se familiariser systématiquement. Le devenir familier avec, prenant la vigueur d’un principe, étendu à toutes choses intellectuelles et métaphysiques. Sens du procédé».

Paul Valéry

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Comment parler de cette langue devenue étrangère après tant d’années d’un voyage infini ? Comment parler de cette langue maternelle sans évoquer les dialectes qui bruissaient en elle : le dialecte des Pouilles rusé et ironique de la mère et le napolitain chantant et tonitruant du père ? Mon père me les avait interdits tous deux, fier de voir son fils parler le vrai italien avec l’accent de Toscane!

Dans la langue qui prenait possession de moi durant l’enfance, on pouvait donc percevoir le murmuredu plurilinguisme qui lui avait donné naissance, reflet de l’histoire italienne contemporaine. Durant ces premières années de mon enfance, l’ancêtre latin – langue que j’apprendrai plus tard au collège d’un autre pays – était caché. Il avait déjà le visage austère des premiers héros du Latium, comme Caio Muzio Scevola qui n’hésita pas à brûler la main qui avait raté le roi envahisseur et qu’il devait éliminer. Ce personnage me fit une forte impression lorsque, enfant, j’entrevis son portrait dans les corridors de l’école Edmondo de Amicis à Florence. Mais cette première année fut rapidement interrompue par les clameurs de l’autre langue, partie sur les routes du monde.

Que racontait donc cette autre langue dans ses lettres de papier bible ? Elle nous racontait l’histoire immémoriale du voyage, elle racontait que  tutto il mondo è paese , elle racontait la quête d’un bon job, elle racontait la lutte des classes et le mépris des nantis ; elle racontait l’avenir des fils ; elle racontait le départ. Cette langue migrante, susurrante et familière, n’était plus la langue de l’exil où elle naquit « pèlerine par la volonté et la vision d’un seul homme chassé de sa ville natale. Elle était déjà la langue de l’au-delà de l’exil ; la langue de l’au-delà de l’histoire avec ses longues colonnes de déportés.

Si cette langue n’avait rien à partager avec la langue de la modernité orgueilleuse, elle était déjà la langue de l’éloquence. Cette langue que les enfants reçoivent de leur nourrice en suçant le lait de leur sein, l’imitant « sans règles aucune »Cette langue, écrivait le poète, est notre première vraie langue. Comment comprendre autrement son pouvoir de conviction, en mesure de déplacer en un siècle des millions de migrants qui la parlaient mal Cependant, à cause justement de sa faiblesse, de son absence d’état, de ses dialectes qui ont persisté, l’italien « pèlerin » était déjà une langue migrante et, dans la fulgurance de son crépuscule, une langue de la transculture.

Transculture

Quand le cubain Fernando Ortiz formula la notion de « transculturation » au début des années 1940, il voulait saisir les traits susceptibles de définir la cubanitad de son île dont la culture était héritière de quatre traditions : amérindienne, esclavagiste, coloniale, émigrante. « L’immigrant, affirme Ortiz, se trouve, tel un déraciné, dans un double mouvement de mésadaptation et d’adaptation, de déculturation et d’acculturation avant d’arriver enfin à la synthèse : soit la transculturation. »

Ce mouvement hégélien entre horizontalité de l’exil et verticalité de la mobilité émigrante, m’était apparu, dans les années 1980, plus conforme à la réalité. Les expressions en vogue alors comme le métissage, l’interculturalité et ses connotations catholiques, ou encore le multiculturalisme promu par l’état libéral, étaient précisément les notions avec lesquelles on s’est mesurés. 

En tant que langue faible dans le sens où l’entendait le philosophe Gianni Vattimo, l’italien hors d’Italie, accomplissait mieux, je crois, le destin même de sa propre altérité. Comment ? En tant qu’expérience du « transumanar » entrevu à l’origine par Dante. « Transculturar, transumanar », même combat? Avec toute la prudence rhétorique de circonstance, je répondrai oui. Le « transumanar » de Dante ne culmine guère dans le surhomme, sorti tout armé de la volonté de puissance d’un Jupiter et qu’avait su si bien débusquer un Nietzsche avant que l’État nazi l’instrumentalise. Au contraire, ce dépassement se trouve à rebours de l’État, soit dans cet au-delà de la citoyenneté dont l’État est le régulateur. Il s’insinue dans les marges (Valéry), sur la frontière de ce que deviendra le continent caché de la modernité et dont le découvreur fut justement le Poète qui fit de l’expérience de la langue le lieu même de la transfiguration de la condition humaine.

À la langue maternelle, au parler populaire correspondrait donc une langue paternelle, divine, étrangère qui serait la cause, la condition de la cité terrestre et qui aurait pour fonction de dire la loi et donc la parole, toutes deux distinctes des choses terrestres.

En clair, explique l’essayiste canadien Robert Richard1, la Loi de la cité n’est pas le produit du fonctionnement de la Cité (comme l’affirment certains courants de la pensée libérale), la loi (la cause) naît plutôt de l’étrangeté qui se trouve dans la Cité, une étrangeté qui en constitue son cœur intime. Cette étrangeté pourrait être Dieu, soit la parole écrite, sacralisée, et, par voie de conséquence, la poésie. C’est précisément ce que Dante a voulu exprimer par le syntagme eloquentia volgare.

L’italien, langue étrangère

Revenons en arrière, soit au moment où le navire Irpinia, qui devait me conduire à Montréal, détache ses amarres des quais du port de Naples et s’élance vers le large en cette belle journée de septembre 1959. Durant le voyage, sur ce bateau, sur cette mer tempétueuse, entre Ancien et Nouveau Continent, entre les Antilles et le Québec, reparcourant l’itinéraire colonial, la langue italienne devenait pour moi une langue étrangère, la langue du détachement dans le sens premier du terme : qui sépare la parole de la chose désignée. La langue qui rappelle le monde ancien et familier. Elle devenait mémoire et donc langue de l’imagination qui m’obligeait à la retrouver comme signe, comme sumbolon. L’italien, qui s’était éloigné de moi, se rappelait à mon bon souvenir  : j’avais été hôte en sa demeure.

En cette terre nordique qu’est le Québec, j’ai voulu l’oublier, la nier, la cacher dans la cage dorée du souvenir dont elle s’envolait de temps à autre. Toutefois, malgré son inachèvement, elle me demeurait utile. Je m’en servais sans le savoir, tel un pirate, pour arraisonner l’autre langue, saisissant au passage le sens d’une phrase qui résonnait si familière à mes oreilles.

Le français lui ressemblait, il est vrai. Ses “e” muets et son accent tonique en suspens lui donnaient les traits séduisants d’une jeune fille. En revanche l’italien, avec ses formes et ses accents syllabiques plein de « o » et de « a », possède les rondeurs de la mère. Mère et fille, ainsi je les voyais ces deux langues en moi avec leur rivalité et leur voisinage. Une qui monte, l’autre qui descend. Et moi, toujours attentif aux préséances, je cachais la mère sous la table de la cuisine. Par jeu, par honte, par colère.

L’italien retrouvait sa visibilité, pour ne pas dire son honneur, durant les cours du samedi matin à l’école Jean XXIII dans le quartier populaire de Montréal nord que j’habitais alors. Je me retrouvais avec les miens que je rencontrais à cette occasion seulement. Pourquoi? Parce qu’ils étaient de l’autre côté. Ils appartenaient à l’autre aire linguistique et apprenaient l’anglais. Que diable faisais-je donc là, de l’autre côté de la frontière, à nouveau étranger parmi les miens ? L’impression que je conserve de ces années fut un curieux sentiment de malaise, d’être en porte-à-faux. Aujourd’hui je mesure l’ironie symétrique qui m’a toujours conduit à me trouver décalé par rapport à ma communauté originelle.

C’est seulement à ce moment que l’italien redevenait, l’espace de quelques heures, ma langue, la langue du désir. J’étais fier de mieux la parler que mes petits camarades, car, contrairement à eux, moi j’étais né dedans ! Or ce sentiment ne durait pas. La honte reprenait le dessus. Quel fils d’émigrant n’a pas ressenti cela ? . Je n’échappais pas à la règle, comme si, alors, le fait de parler ma langue maternelle avait été un délit. Cette faute était précisément la condition immigrante, dont la langue était la marque, c’est-à-dire sa singularité, par le seul fait d’être hors de son territoire. « L’Italien ne voyage pas, il émigre », chantait avec à-propos Paolo Conte. Alors qu’aujourd’hui l’Italie est devenue un pays d’émigration, cette réflexion de l’auteur-compositeur-interprète continue de résumer les contradictions et le sentiment de culpabilité de la condition immigrante.

Émigrer, qu’est-ce que cela veut dire?

Comment l’immigrant se différencie-t-il de l’exilé évoqué plus haut ? Pour ce faire, il est opportun de le situer dans la chaîne des figures de l’étranger. Si l’exil demeure la catégorie fondatrice du devenir étranger, l’Histoire s’est chargée de lui conférer d’autres avatars. Le plus diffus aujourd’hui – et sans doute le plus tragique –c’est celui du réfugié. Il peuple les camps de fortune, les théâtres de guerre contemporaines : Irak, Syrie, Palestine, Rwanda, Afghanistan… Le réfugié est la contre figure de l’homme contemporain : le symptôme de son déchirement, de son échec à partager la richesse produite par le progrès technologique. Son histoire coïncide avec les luttes et les violences de notre époque. La raconter équivaudrait à raconter la manière dont s’est dénoué le lien immémorial de l’hospitalité à l’épreuve des idéologies du territoire que le Léviathan accélère et instrumentalise.

Ceci constitue la facette politique, mais il y a aussi l’autre facette plus labile, et moins facile à identifier, c’est celle du clandestin, du sans-papier. Certes, ils ont toujours existé mais aujourd’hui, alors que les contrôles et la surveillance sont devenus plus insidieux en se généralisant, leur condition devient le révélateur non seulement de l’émigration légale, mais aussi du rapport à la citoyenneté. Sans la reconnaissance de l’État et souvent dépossédé de ses papiers d’identité, le clandestin est réduit à son unique dimension biologique, dépourvu de la sanction de la Loi puisque justement il se joue d’elle. Une course contre la montre est entamée. Qui sera le plus malin ? le plus rapide? Tout se passe comme si en se dépouillant délibérément de sa citoyenneté originelle, le clandestin refaisait le voyage à rebours, d’avant la loi pour retrouver et défier l’état de nature.

L’immigrant est un exilé postmoderne

La question se reformule ainsi : consentir à perdre ce que l’on a été pour choisir une autre langue. La peur de perdre, de changer, de perdre ce qu’on est, demeure le grand ennemi de l’exilé. L’immigrant l’illustre aujourd’hui de manière évidente car c’est lui qui entre en dernier sur la scène du monde. Toutefois il se distingue des deux figures qui l’ont précédé par un simple détail mais qui pèse de tout son poids : il n’a pas eu à subir la conquête et/ou la colonisation. A la différence de l’exilé ou du colonisé, l’émigrant a choisi son destin. Il est moderne, mieux, postmoderne, ante litteram. La preuve ? Il est branché directement sur le marché en expansion ; ses motivations, dit-on, sont principalement économiques. L’émigrant part pour améliorer ses conditions de vie et celles des siens et non pour fuir une quelconque oppression. L’émigrant part libre. Bien que complexes, ses motivations ne sont pas d’abord assujetties à un cas de force majeure : guerre ou catastrophe naturelle. Certes ces causes peuvent s’ajouter par la suite mais le fait demeure : l’émigrant se détermine seul en définitive. Le candidat à l’immigration peut être également un exilé pour des motifs politiques ou humanitaires. Alors, dans ce cas, il échappe à la définition de l’immigrant in seet redevient prioritairement un exilé. L’immigrant ne sait pas quoi faire de l’Histoire. Il la laisse volontiers à ses comparses.

Cette soumission au flux du capital de la condition immigrante une espèce de main d’œuvre déterritorialisée, fruit du marché mondialisé. Cette condition est difficile à penser car elle n’est ni dramatisée comme le serait par exemple la condition de l’exilé ; elle est acceptée comme transittion. C’est en prenant conscience de leur situation que l’immigrant et ses fils peuvent retrouver la singularité qui les relie à l’exilé et au colonisé. C’est donc dans la traversée de sa condition que l’immigrant accomplit son destin transculturel.

Parvenus à cette étape, l’hypothèse que nous souhaitons formuler est la suivante : l’émigration n’appartient pas aux catégories de la modernité, mieux elle se situe déjà au delà : c’est en tant que telle déjà une expérience postmoderne. Qu’est-ce à dire?

De l’exil naît l’expérience pré-moderne et moderne. Elle émerge au moment où s’affirment l’État et sa volonté de puissance lorsqu’il faut débarrasser le territoire, devenu enjeu de richesse et de pouvoir, des populations qui y résidente

L’État confirme ensuite le nouveau paradigme monarchiste et monothéiste qui conduit ceux qui ont été déplacés à en faire autant avec ceux qui sont plus faibles qu’eux. C’est ainsi que se poursuit le cycle des civilisations avec son cortège de violences et de déplacements. Sisyphe roule ainsi devant lui la pierre de la civilisation avant que, parvenue au sommet, elle ne dégringole. Ce cycle de civilisation sans cesse recommencée se décline sur le mode monarchique ou impérial jusqu’ à ce que la Révolution française ne transforme le vieux modèle monarchique en État-nation moderne. Du côté de la représentation, le discours sur la modernité, né durant la Renaissance à travers la découverte du Nouveau Monde, se conclut durant le dernier tiers du XIXe siècle par la fameuse affirmation rimbaldienne : « Il faut être résolument moderne.» Cette injonction advient au moment même où le marché dans sa phase sauvage déracine des millions de personnes d’Europe créant ainsi un exode massif, d’abord de la campagne vers les villes, et ensuite du Vieux Continent vers le Nouveau.

Certes, nous direz-vous, de quel droit mettre sur un pied d’égalité un fait historique – l’exode de millions de personnes – et l’injonction d’un poète aussi brillant soit-il ? Nous ne sommes plus au XVIIIe siècle où il était encore possible d’oser ce genre de comparaison ! Nous n’en disconvenons pas mais l’écrivain, comme l’historien, travaille à partir du même matériau qu’est la langue. Dès lors que l’écrivain s’en saisit, il peut en faire un instrument de connaissance et de spéculation en extrapolant sur le réel car le réel est également une construction du langage qui possède ses propres lois, comme les mathématiques. C’est pourquoi, nous pouvons interpréter la parabole rimbaldienne non comme une invitation à devenir moderne, mais justement comme une conclusion de cette modernité. De l’Enfer dantesque à la Saison en enfer de génial adolescent, l’Occident accomplit ainsi son destin moderne faisant du dernier siècle du millénaire un doublon, un négatif de ce qui s’était préparé durant les époques précédentes. C’est pourquoi, à mes yeux, l’expérience immigrante apparaît comme le produit même de la postmodernité en un acte qui court du dernier quart du XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle au moment même où le discours sur la condition postmoderne se développe en Amérique du Nord. Ce n’est pas un hasard non plus si ces années coïncident avec le déclin de l’immigration européenne et l’émergence du discours sur le postcolonialisme.

Le discours sur le post

Alors la question que nous devrions nous poser est la suivante : que veut-on liquider ? Mieux, que veut liquider l’Occident avec ce discours ? Nous proposons l’hypothèse suivante : c’est justement ce qui fait Loi au cœur de la modernité, soit la référence au principe unique transcendant que la religion puis l’État-nation ont transformé en dogme et en idéologie. « Dieu (Nietzsche, 1886), l’homme (Foucault, 1966), l’État (le postlibéralisme, 1980), héritiers du patriarcat judéo-chrétien», sont mis peu à peu hors jeu en transformant dans le même mouvement leur discours sur la postmodernité en idéologie.

Retour à la condition de l’immigré

Expliquons-nous. Le devenir immigrant est un acte de langage, un experimentum linguae qui se fonde sur deux points essentiels. Primo : le désir de partir. Secundo: l’acte de foi dans la parole de l’ami, du membre de la famille sur les possibilités d’améliorer ses conditions de vie. C’est pourquoi l’immigration est un projet, soit un discours sur le désir qui se montre ainsi au travers du réflexe mimétique. C’est à ce croisement que se trouve « l’éloquence vulgaire ». Elle fonctionne comme une rhétorique du Désir. Dès lors, on peut affirmer que l’émigration est un effet de langage : les conditions économiques ne sont pas suffisantes même si l’avènement de l’État-nation crée les conditions pour migrer.

Pour réaliser son destin, la langue de l’immigrant renoue la parole (séparée) des choses (bien-être, la famille retrouvée sur l’autre rive) pour la faire coïncider. C’est alors qu’elle se cristallise en idéologie avec ses figures comme celles de « l’oncle d’Amérique ». Cette volte-face porte en elle la faute d’être parti pour des raisons vénales et non par nécessité, comme dans le cas de l’exilé ou du colonisé qui appartiennent tous les deux au cycle long de la modernité. « Quand nous serons tous coupables, disait Albert Camus, alors il y aura vraie démocratie. » Ainsi la condition immigrante, soit postimmigrante avec les transformations des seconde et troisième générations convergeant avec celle postcoloniale, pensée par Édouard Glissant, favorise un retournement de perspective qui permet d’entrevoir un nouveau type d’homme et de citoyen.

Aujourd’hui s’affirme de plus en plus, au sein d’une classe moyenne malmenée par les soubresauts de la mondialisation, une frange d’individus qui possèdent en commun une manière d’être différente des idiosyncrasies nationales. En outre, ils pratiquent deux ou trois citoyennetés et autant de langues.

C’est dans cette conjoncture qui fait de ce groupe migrant, encore peu conscient de son rôle politique, le socle d’une «communauté mondialisée qui vient », pour reprendre l’expression de Giorgio Agamben. Ainsi l’italien, première langue vulgaire à devenir illustre par la poésie, réalise son destin en ce début de millénaire. Redécouvert comme langue de culture par ceux qui ont émigré, l’italien ouvre à sa manière la voie à la transculturation de toutes les langues nationales.

Le cycle s’est accompli. Ce n’est pas un hasard si cela le fut à travers cette langue cachée que Dante est parti chasser : la langue de la poésie. C’est une langue qui vient des bois de la mémoire pour affirmer sur la scène du monde son origine et son devenir. Et dessiner la nouvelle ligne gothique.

1Robert Richard, l’Émotion européenne, Éditions Varia, Montréal, 2004