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Atlantique Nord

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Arturo Mariani

Il le sait bien. Le saumon était pourri, et les toilettes sont loin. Il les a déjà vues, en arrivant au resto, et sur la porte de la toilette des hommes il a remarqué une belle affiche, d’un paysage à couper le souffle, avec un coin de campagne – arbres, fleurs et rivière inclus.

Il a tout avalé, sans broncher : il n’a pas voulu désenchanter les amis qui l’ont invité à souper. Ainsi, pour oublier le mauvais goût du poisson et ne pas devoir aller aux lointaines toilettes – histoire d’y vomir ou d’y faire d’autres choses encore pires – il s’est mis à boire un verre après l’autre, puisqu’en fin de compte le compte sera payé, comme le saumon, par ses bienfaiteurs.

L’alcool lui fait toujours du bien, lui permet d’oublier ses peines et de mieux envisager l’avenir, et le rhum – prophylaxie divine contre une possible bactérie ou un quelconque virus provenant de là-bas, de cet océan dont les voyageurs avec une tendance aux rêveries, ainsi que les poètes, même sans voyager, disaient que c’était une mer sauvage teintée de bleu acier et d’orages prophétiques – glisse dans ses veines avec la grâce d’un surfeur sur une haute vague crépusculaire.

Mais à un moment donné il se met à trembler, et la table à bouger sous ses mains. L’oracle en cristal du dernier verre, qui tout à l’heure lui parlait d’un futur plein de jours lumineux, de printemps en fleur et d’étés exubérants, s’obscurcit et commence à gronder comme si une grande tempête devait se produire. Il voit jaune, noir, gris, bleu acier, il voit même des fleurs rouges. Un ouragan se faufile, loin dedans lui… peut-être que le saumon, étrangement, songe encore à de lointaines rivières. Après tout, n’est-ce pas lui le maître de toutes les prophéties ? Il le sait bien : dans ses entrailles il possède le grain, le gène qui fera tout accomplir. Il doit impérieusement ressortir de l’océan indigeste où il se trouve et aller loin, retourner aux sources.

Le poisson veut ainsi encore sauter, échapper du poison où il nage – de celui collé, immergé dans sa chair, quelque part, loin dans le temps, sous forme de virus, de germes, d’atomes radioactifs ou de microbilles en plastique, de toute cette merde-marée créée par ces êtres qu’un jour peuvent devenir surfeurs, ou poètes, ou poètes «voyageurs », avant ou après ou en même temps d’être pollueurs –, et la première arcade qu’il fait pour suivre l’appel de la rivière, pour remonter péniblement jusqu’aux sources et y laisser son grain, elle est trop forte, et le saumon bondit hors de cet océan orageux, si loin de la rivière rêvée, vole en mille atomes – le souffle coupé il y a longtemps – sur une table où on s’affaire encore à boire et à manger, et asperge d’odorantes fleurs jaunes, rouges et noires l’idyllique atmosphère de la soirée…

Le regard de Darwin ou le périple de l’affect (IV)

Par Karim Moutarrif

J’habitais juste au-dessus et ses yeux dorés m’ont tout de suite fasciné. Je n’en avais jamais vu d’aussi beaux.

Paris était devenu fade. C’était une ville sale, dense et hostile. Montmartre avait perdu de sa bohême depuis la Commune mais je n’avais pas vu ça autrefois. Le Sacré-Cœur était encore plus froid dans ses dorures mortuaires. Je n’assumais plus cette fougue, ce bruit perpétuel. C’était moins pire que New York mais en mauvaise voie déjà.

arbre contre jourEn se tournant vers moi et d’un ton égal, elle avait débité ses phrases avec calme. Elle s’y était préparée depuis des mois, elle y avait pensé la nuit : « Pour moi quelqu’un qui ne croît pas en Dieu n’est pas un être humain, alors nous allons arrêter nos relations là ». A près un léger raclement de gorge, j’ai rétorqua que je n’avait rien contre. Je m’attendais à l’annonce d’une catastrophe et la montagne accoucha d’une souris.                                                                                                               « C’est tout, eh bien je vais de ce pas prendre congé » Joignant la parole au geste, je me suis levé, j’ai décrocha mon manteau et je l’ai enfilé, j’ai ajusté mon couvre-chef et noué mon écharpe. J’étais de dos pendant toute cette opération et je me suis dirigé vers la porte sans me retourner. Ma sœur venait de réaliser que j’étais un mécréant.

Je savais bien qu’elle n’avait pas eu le courage de dire ça à ses collègues de travail dont bon nombre étaient athées.

Elle était ébranlée et dans son désarroi, elle avait tranché. Mais telle que je la connaissais, j’ai pensé qu’il fallait laisser la poussière retomber pour qu’elle réalise l’absurde de sa décision.

Avec moi c’était plus facile, j’étai la brebis égarée d’une famille éclatée depuis si longtemps. Une famille qui avait si peu duré que je n’en avais qu’une vague mémoire.

Je ne me  rappelais même pas avoir été un enfant. Ce n’est que quelques décennies plus tard que nous avons recollé tout ça.

Après l’inflexion de la courbe de la vie, le regard se perd au-delà des actes manqués du passé,  se racheter de toutes les conneries accumulées avec le temps.

Moi je ne voulais donner ni mon corps à la science ni mon âme à leur dieu. Je voulais être incinéré pour rejoindre ma mère Nature au plus vite et servir d’engrais à la vie future. Ne pas perdre de temps, aller à l’essentiel.. Pour être utile sans tarder, rejoindre la chaîne à la base, comme une multitude de cellules. Car il c’était moi, mais c’était amusant de se regarder du dehors, comme si on était étranger à soi. Après toute cette chevauchée je voulais juste la paix, je voulais aimer tranquillement ces êtres qui m’ont été si intimes.

Son père avait le livre sacré sous le bras chaque fois qu’il le visitait. Il demandait quel était le verset le plus performant pour le ramener à la vie, à d’autres tartuffes.

A la fin du parcours le bronco n’était plus l’étalon, il s’était transformé en dévot sentant sa fin proche. Je n’avais pas le droit de le voir, il était dans les quartiers de haute sécurité de la médecine. Les visites étaient rationnées et réservées à sa famille.

Je l’imaginais allongé dans son lit comme endormi, en paix, avec tous les câblages et autres tuyauteries branchées. Je suis sûr qu’il s’en fichait,  là où il était et peut-être qu’il y resterait.

Derrière une vitre je le regarderais. Je ne pouvais que l’imaginer.

Ne pouvant plus lui parler je faisais parler ses objets pour lui. Toutes ces années que j’avais raté, les chicanes utiles et inutiles, l’énergie gâchée.

Krison était un artiste. Qui n’avait jamais trouvé son terrain et surtout sa mère l’avait délaissé tout petit. Aujourd’hui je comprends mieux son attitude destructrice. Il ne s’en était jamais remis, pour la vie. Maintenant je peux le dire après tant de décennies passées sur cette planète. Il pensait qu’il ne valait rien parce que sa mère l’avait dépossédé de cette reconnaissance fondamentale dont un garçon a besoin auprès de sa mère. Il l’avait pris tout enfant comme une déchéance.

En même temps que je pensais à ça je voyais à la télévision des camps d’extermination. Les images de ces corps décharnés activaient mes glandes lacrymales plus que son corps engourdi dans un sommeil profond que j’imaginais.

Moi je savais qu’il n’avait pas toujours été gentil, surtout depuis qu’il avait contracté cette maladie mortelle et que j’avais appris qu’il ne prenait aucune précaution lors de ses ébats sexuels, pour distribuer la mort au nom de sa jouissance. Nous avions eu une terrible dispute. Je lui ai dit que ma conscience ne pouvait pas cautionner ça. J’avais coupé court à notre amitié et les années passant j’ai eu du remord.

Mon cœur s’est arrêté de l’aimer à ce moment là. Mais ce n’était certainement pas son père qui l’aurait entendu de cette oreille là.

Parti en Europe et loin de sa tribu, personne n’était au courant de ses perditions. Il restait cette photo du brave jeune homme souriant enlaçant son paternel dans un sourire chargé de candeur.

Sa plongée dans l’enfer de la drogue et de l’alcool dura quelques décennies et quand il rentrait pour des vacances, il ne laissait rien paraître. Je l’avais suivi comme un garde du corps  contre mon gré, disons protection rapprochée, dans ces quartiers sordides et peuplés d’immigrants où l’on pouvait se procurer ce poison qui le dépossédait de lui-même.

Je me rendis compte que son père était pleurnichard et que l’âge n’avait rien arrangé.

Je l’aurais presque bâillonné pour ne plus entendre cette voix fausse et hypocrite.

Elle me rappelait celle que j’avais déjà enregistré dans ma mémoire quelques décennies plutôt quand le mouflet faisait des bêtises et que le père voulait qu’on le sente éploré. Mais déjà à cette époque là ça sonnait faux à mon oreille.

A la télé, le regard des enfants orphelins arrachait le coeur

.

Il faisait gris sur Panam et nous ne nous étions pas réconciliés. Gris comme ces jours où vous avez envie de vous déclarer absent de la vie sociale, résolument dans votre robe de chambre pour la journée. La vie avait jeté l’ancre et la mer était d’huile. J’étais dans l’attente de mon godot sans la moindre indication sur les traits qui permettrait de le reconnaître, sur le  quai d’une  station, vers nulle part.

 

De la fenêtre je pouvais voir les gros camions sortir jour et nuit pour s’élancer sur le périphérique. Une espèce de centre de transit encore encastré sur le bord de la cité.

You’ll be a looser or a has-been

Just like in a solitary game

You’ll play and play again

And one day you’ll win

It can take a life

Just stick to your dream

La douce France se dévoilait à nouveau. J’avais quitté la sauvagerie des ces villes de grandes solitudes pour retrouver le sourire tranquille des gens de ces campagnes en voie de disparition. Je glissais dans cette douceur des après-repas, après l’apéritif qui a un nom singulier mais qui est souvent pluriel. Ajoutez à cela le sang du Christ et j’en devenais eucuménique, sensible à toutes les douceurs de l’humanité. Je ne voulais pas que ma mémoire oublie cette beauté naturelle des gens non stressés. Avec la déformation que j’avais pris après de longues années en Amérique du Nord, je scrutais ma place dans la queue mais les gens n’en avaient que faire, j’étais ridicule. Dieu que l’on pouvait être déformé. Dire que mon grand père venait du désert. Et qu’ils faisaient la queue pour abreuver leurs dromadaires.

Désert des Wahiba Sands

C’était là que je me sentais chez moi,  partout où il y avait cette humanité et du coup selon certains esprits étroits j’avais perdu mon identité. Et pourtant c’est dans ces moments d’extase que j’étais le plus terriblement humain. J’aimais cette plage que je n’avais vu que de loin, j’aimais ce rythme en dehors du tumulte. Je pensais à Jean-Léon de Médicis also known as Hassan El Ouezzane dont l’humanité n’avait été reconnue que du mauvais bord mais dont l’Humanité devrait se souvenir comme d’un exemple des effets de l’Amour universel, que beaucoup de ceux qui ont quitté le terroir ont découvert. Je ne voulais plus revenir en arrière.

L’enfant aveugle marchait dans un champ de mines, la bande de gamins qui le regardait était pétrifiée. Son propre oncle, très jeune, puisque sa mère avait été violée par des militaires de l’armée d’occupation à douze ans, n’avait déjà plus de bras. C’est qu’ici on envoyait les enfants déterrer le mines anti-personnel, certains y restaient ou revenaient avec des morceaux en moins. Ils vivaient entre ces épaves monstrueuses d’engins de guerre laissés, cuirasses de tanks et autres véhicules blindés. Le petit enfant aveugle ne savait pas où mettre les pieds et le chef de la bande lui criait de ne pas bouger en essayant de se rapprocher de lui pour le sortir de l’enfer. C’est à ce moment là de la déflagration eu lieu brouillant la vision dans un nuage de fumée opaque. La mine avait sauté à l’intérieur de moi-même. J’ai pleuré, c’était un film témoignage, sur certaines parties du monde où les caméras étaient bien souvent absentes, où les enfants n’avaient pas plus de valeur que leurs parents. Alors des cinéastes concevaient des films de bric et de broc pour témoigner.

J’avais été retenu comme il arrive parfois dans la vie quand on s’enfarge dans les obstacles, qu’on s’embourbe dans les aléas. Entre temps j’en avais vu des choses. Des milliers de mots qui n’ont pas été couchés sur le papier ou même sur la page virtuelle, peu importe. Comme disait cet écrivain dont je n’ai pas retenu le nom, une journée sans écrire est une journée perdue. J’ai senti la douleur subtile que cela procurait, une espèce d’amputation mentale temporaire. Un sentiment de culpabilité.

Charles avait resurgi un soir, alors que nous étions tranquillement en train de jouer à la playstation, geste citoyen de la modernité en route vers je ne sais où, le Grand Vide peut être.

Nous étions habitués à une meute de chiens qui ne sortait que la nuit et qui meublait régulièrement le silence du quartier, comme 101 dalmatiens, mais ils n’étaient qu’une quinzaine. Ils terrorisaient le quartier qui en devenait plus lugubre la nuit.

C’était un retour à Salé la triste, Salé la ville aux pirates.

J’étais reparti sans faire de bruit. Je n’avais que mes effets, j’ai appelé un ami qui est venu me chercher et avant de quitter j’ai glissé les clés dans la boîte aux lettres. Je n’avais de regret que pour les chimères que nous ne réaliserions probablement pas, l’énergie perdue.

Des explosions de colère que je ne comprenais pas et la dernière qui me signifiait que j’étais de trop. De toutes les façons des retrouvailles avec des êtres chers que je n’avais pas vus depuis un quart de siècle m’avaient bien remué. Je trouvais que la colère ne justifiait pas l’humiliation qui n’a d’effet que si on la ressent. Mais les mots avaient été lâchés à dessein.

Mon ami avait pris de l’âge comme tout le monde, dans un environnement hostile, les années aidant son caractère en a été transformé.

Je ne voulais pas perdre l’ami,  alors je suis parti. Toute discussion étaient inutile voire impossible.

Désert Blanc (III)

Par Karim Moutarrif

Je me souviens.

C’était un matin de mai. Mais je suis seul à connaître cette histoire. C’était il y a quelques décennies déjà.

Dans une petite ville du sud de l’Europe, au bord de la Méditerranée.

Dans la brume du temps, je me souviens.

Du premier voyage entre les cultures, de la rencontre des “autres”.

Je me souviens de la rivière, de mon grand chien blanc.

De la découverte des fourmis et des poussins, du jardin familial et de l’été.

Je pense que c’est là que s’est passé le plus beau.

Quelque temps après, un matin de mai, elle est partie.

Elle n’est jamais revenue, la pauvre.

Ce fut son trentième et dernier printemps.

Ce fut très bref. La fin brutale d’un cocon d’amour.

Une longue errance, celle d’une existence, s’ensuivit.Après le café noir matinal et les étirements devant le soleil, il glissa une cassette dans le lecteur.

Automne sur Cape Cod – banque photo libre de droits

Il retournait vers sa mère, parce qu’elle était la première femme qu’il avait aimée.

La première à partir.

Cet amas de terre restait le dernier lieu de rencontre avec celle par qui la vie était venue.

 Et même si j’étais revenu ici pour effleurer tes restes abs­traits, je ne t’ai pas connue ici.

Je t’ai connue dans un autre pays et tu n’étais déjà plus d’ici.

Tu avais changé, tu étais bien entrée dans le jeu de la dé­couverte de ce nouveau monde.

Tu me parlais une autre langue.

Peut-être que tu voulais m’extraire.

Ne parler qu’à tes enfants.

Tu ne m’as jamais dit que ce n’était pas “chez nous”.

C’est vrai que pour des enfants, ce sont des choses un peu abstraites.

D’autres s’en sont très vite occupés, mais je ne les ai jamais pris très au sérieux, bien qu’ils soient effrayants d’igno­rance parfois.

Avec toi, je ne faisais que suivre, tous les pays étaient les nôtres.

Cet amas de terre n’existera bientôt plus, la concession de la ville arrivait à sa fin.

L’année prochaine, les bulldozers passeront, les os seront rassemblés dans une fosse quelque part.

La pression foncière et les requins de l’immobilier se mo­queront alors de son culte.

Des hommes bien gras viendront visiter les lieux dans de grosses mercedes noires, cigare au bec.

Et les paris seront ouverts.

À ce moment là, il n’y aura plus aucun endroit pour la re­trouver.

Ses restes rejoindraient l’inconnu, l’immatériel.

Ça deviendra un coin de rue.

Le dernier lien avec cette terre sera rompu.

Ensuite il n’y aura plus que son imagination.

Elle était proche, mais je la sentais  absente.

Elle avait fermé petit à petit sa complicité envers moi.

Chaque jour, je perdais de ma substance.

Nous allions vers l’inévitable.

Il feuilleta son carnet de téléphone.

Cherchant une fuite vers l’ailleurs.

À qui parler?

Il passa en revue l’alphabétique.

Personne.

Asi vivait en Europe, il n’en avait plus de nouvelles, depuis belle lurette. Mariée à un beau parti, trois enfants, réussite sociale, gauche caviar.

Al était en quelque part en Afrique pour la vie,

Il n’aimait pas l’Occident même s’il y était né et y avait été bercé.

Il avait fini par fuir définitivement.

Il eut un dernier sursaut quand sa compagne accoucha, il repartit en Europe le temps d’une naissance.

Sa dernière adresse: une espèce de magasin général où on balance le rare courrier par un avion qui passe par là une fois par semaine et qui n’atterrit que quand cela s’avère d’une extrême nécessité.

Pas loin du lac Tanganyika et très proche des pygmées.

Kum s’était perdu à New York.

Il avait été impossible de le retrouver.

Pourtant je fis des recherches. Je finis par perdre espoir au bout de quelques années.

Entre-temps le pays où il était né avait changé de vocation, d’une domination à une autre. Lui qui envisageait déjà de clarifier les choses pendant la dictature antérieure, devait être à terre.

Kum était un excellent guitariste, mais maintenant il ne jouait plus. Il vendait des steaks sucrés et louait des voi­tures chez les humanoïdes.

Malik avait aussi pris la route du Nord. Il s’y était perdu.

Plus de nouvelles depuis.

Les années ont passé et les copains et les copines étaient devenus bedonnant.

Il y avait aussi ceux qui étaient morts sur la route, entre vingt et quarante ans, suicide, overdose ou sida.

Et pourtant l’été était magnifique et le ciel d’un bleu d’Afrique tout à fait particulier.

 

Il jeta de nouveau un regard circulaire sur ce monde du si­lence puis se retourna pour observer la mer qui ruait sur le platier de rochers, là-bas, au-delà de la route.

Il eut le sentiment d’appartenir à l’élément.

D’autant que l’océan ne se proclamait pas de la petitesse des hommes, il appartenait à tout le monde.

L’air iodé lui pénétrait les poumons.

C’était cette rupture qui le hantait.

La fin d’une course et l’heure des bilans.

La fin d’une vie et le début d’une autre.

 

Il avait choisi ce moment avec intention.

Il se souvenait de la magie du décor dans ce pays.

Quand le jour n’est plus le jour.

La tête dans les nuages, il était assis sur un tapis de nattes.

Dans un café de la ville du détroit.

Un café aménagé en terrasse.

Avec un grand verre de thé à la menthe, à portée de main.

Sur le bord d’une falaise. Vue sur la mer.

Les jours de beau de temps, de l’Afrique, on voyait l’Europe. Le monde à portée de la main et l’envie de traverser. Voir ce qui se passe derrière ces montagnes mystérieuses.

Y a t-il des gens comme ici? S’aiment-ils ?

Sont-ils solidaires? Sont-ils romantiques?

Les pensées se perdaient ainsi dans les sirènes des bateaux et le grondement des eaux de l’océan

Je me souviens de ces cieux chamboulés où rougeurs de l’astre de feu et nuages échevelés se livraient à une der­nière joute, à la nuit tombante

 Il n’était pas nostalgique et tentait de ne retenir que les éléments objectifs de ses souvenirs.

Souvenirs qu’il tentait de piéger là, sur la page.

Arrière-plan de l'été – banque photo libre de droits

Le cimetière était à l’écart des passages.

Il voulait ménager leur rencontre.

Ainsi, ils seraient en tête-à-tête.

Il repensait à tout ça, en regardant de la fenêtre de son bu­reau, au vingtième étage d’un building.

En bas, les humains  grouillaient comme des fourmis.

C’est sûr maintenant, il n’était plus un raté.

Il avait fait de l’argent comme ils disent, beaucoup d’argent.

Mais il s’en fichait. Comme il s’était toujours fichu de l’ar­gent, il le distribuait, faisant juste attention à toujours en générer par ses affaires, pour pouvoir en faire ce qu’il vou­lait vraiment.

Il aurait aimé lui en faire profiter à elle, mais elle n’était plus là.

Puis il leva les yeux vers le ciel et quand son regard se perdit, il eut une vision.

Le noble animal se détacha de la falaise en vol plané, les ailes déployées.

On pouvait suivre son ombre sur la roche ridée.

Il avait fait un rêve où il était un aigle, cette fois-ci.

On lui avait dit que Mouss travaillait dans une ville voisine. Il était employé de banque. Après avoir été un jeune foot­balleur de génie. D’une souplesse phénoménale.

Son voyage vers le nord n’avait pas été brillant.

Il n’est pas revenu bardé de diplômes comme beaucoup de ses congénères. En rentrant, il a tout recommencé.

Les chemins avaient divergé et ils ne s’étaient plus donnés de nouvelles.

 

Je me souviens de Mouss.

Un romantique.

Au lycée, tous les mercredis après-midi, moment de liberté pour nous pensionnaires, Mouss rentrait saoul et chantait Ne me quitte pas de Jacques Brel, dans les toilettes. Il en braillait et nous, public fidèle nous venions assister à la performance.

Il était très bon.

Je n’ai encore jamais vu personne faire aussi bien.

Il se disait que Mouss l’avait certainement oublié et pour­tant, il l’aimait bien.

Parfois l’enfant qui est en nous est réprimé au nom des contingences sociales.

Peut-être que s’ils se retrouvaient un jour, Mouss balaye­rait du revers de la main tous ces rêves, prétextant le temps qui passe ou encore la paternité.

Peut-être qu’il n’aimera pas parler du passé.

Il aurait aimé juste faire un tour dans ce passé.

Voir comment toutes ces personnes qu’il avait connues, avaient pris de l’âge.

Juste par curiosité.

À l’heure du bilan, il restait Mari.

Elle écrivait la terre rouge au pays des amérindiens et joi­gnait le sable à l’hiver.

Elle écrivait étrangement et plein de poésie.

Elle mélangeait le désert dans ses tableaux, la couleur de la terre avec ses vers.

Elle avait vu ce grand silence de poussières, toute petite, et c’était gravé dans sa mémoire, entre le plastique et le métal quelque part en Amérique.

Du coup, elle avait pris la langue à bras-le-corps et la fa­çonnait comme elle l’entendait.

Comme une dompteuse aurait amadoué un félin sans le moindre claquement de fouet, elle faisait mouvoir le monde par son verbe.

Mais même avec Mari, heureusement qu’il y avait cet ins­trument démoniaque appelé téléphone.

Sans le fil qui chante, leur amitié aurait périclité à coup sûr.

 D’ailleurs quand je déprime, je pense à Mari et c’est comme quand j’écoute du reggae, elle me stimule.

Mari, je l’admire.

Nous nous sommes connus, et nous sommes devenus  amis au téléphone. C’est dire les maléfices que cachent les appa­rences froidement design de cette invention.

Un autre hiver s’était écoulé sans qu’il puisse la voir. Mais il se dit que la prochaine fois qu’il lui rendra visite, il aura une bouteille de scotch cachée sous le paletot.

Peut-être même qu’il aura un manuscrit à soumettre à son regard acerbe. A sa réaction, il saura si ça vaut vraiment le coup de tenter la publication.

Mais peut-être qu’il ne la reverra pas.

Il faut dire que tout cela s’est passé en Amérique, et le temps y avait une autre valeur.

Le noble animal avait détourné sa migration vers le Sud.

Vers des territoires plus sauvages.

Il se recroquevilla pour observer de près cette ultime de­meure.

Il prit une poignée de terre et l’écrasa dans sa main tout en la soulevant.

Juste ce geste me rappelait que je n’avais probablement pas palpé la matière de cette façon-là depuis des années.

J’avais été happé par la civilisation des villes, j’avais perdu ces réflexes. Oublié de me référer à la terre et au ciel pour savoir quel temps il fera demain.

 Tout cela je l’avais appris.

Tout le monde le savait autour de moi, il était une fois.

Le dieu du vent fit le reste. La terre fut emportée

Cette tombe n’était qu’une porte vers ailleurs.

Vers un inconnu où se perdaient les êtres chers.

Un inconnu que les humains étaient incapables de décrire.

Autour de lui, il n’y avait que ça.

Que des gens désincarnés dont les corps n’existaient plus dès que la machine du temps s’était arrêtée pour eux.

Ils étaient probablement partis vivre une autre vie ailleurs.

Son regard se fixa sur la terre affaissée.

Témoin muet des secrets de la vie, de la mort.

Il resta ainsi à méditer pendant de longues minutes sur les années d’absence, de distance, de détachement.

 Je suis revenu pour flairer la trace de la première femme que j’avais aimée et qui m’avait laissée au bout du déses­poir.

Je suis revenu après avoir été délaissé de la femme que j’aimais.

Au bout du désespoir.

Et dans le fond, contre toute attente, c’était toi qui m’inspirais.

Je l’ai regardée à travers toi.

Je m’en suis rendu compte longtemps après

 

L’AUMÔNE

Giuseppe A. Samonà

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Ce qui suit n’est pas un texte, mais un tableau : les mots ne s’y trouvent que pour dessiner des traits, des courbes, suggérer des mouvements, ou faire surgir des couleurs. Un rêve ? Une rencontre?

Boulevard Saint-Germain, deux ou trois pas après le Café de Flore, en allant vers l’Odéon, il pluviote. Au loin, le long du trottoir peu fréquenté, s’avance en sens opposé – c’est-à-dire de l’Odéon vers le Flore – un homme-torse : les mains agrippées à une canne, le buste vertical, son ventre effleure la poussière, puisque ses jambes, ouvertes dans le signe de la Victoire, forment un angle droit avec son torse – selon les lois de la morpho-physique qui nous façonnent, cela est impossible –, s’allongent parallèlement au sol, traînent le long du trottoir, comme  si elles voulaient le balayer – car oui, l’homme-torse, en balayant aussi les principes qui régissent la gravitation des corps, avance… Les jambes, qui trainent, et qui sont de toute évidence sans vie –   la vie, elle, est dans le bras qui s’agrippe à la canne, scintillant sous le soleil qui par moments perce à travers les nuages (c’est une de ces journées d’automne, à Paris, où la lumière tout en annonçant l’hiver se souvient encore de l’été): une béquille, sans doute, ou peut-être (ses reflets, sa forme changent, à mesure que l’homme-torse s’approche) un sceptre, un glaive, une croix : est-il un roi ? un ancien guerrier ? un messager de paix ? Pendant que le torse de l’homme, c’est-à-dire l’homme, se soulève de terre quelques centimètres, comme – dit-on – certains sâdhus orientaux en méditation particulièrement entraînés, et le bâton fait un bond de presque un demi mètre en avant – la main l’empoigne, le bras le guide – et les jambes sans vie sont parcourues par une secousse électrique, et l’homme serpent dauphin sirène avance, avance, despiadado, fait si l’on peut dire un grand pas, pendant que la croix, la béquille, le glaive, le sceptre (la canne), atterrit de nouveau retouche le sol, et de nouveau les mains toujours agrippées, ça recommence, ça continue, la secousse, l’électricité, il est un dauphin dans l’eau, une sirène, un dieu marin qui s’est trompé de route – et il avance : sa monstruosité m’appelle, m’interpelle, mi avvolge.

Il arrive au feu, je peux voir qu’une de deux mains qui s’agrippent s’agrippe à la canne seulement avec le pouce et l’index, formant une sorte d’anneau aussi résistant que l’acier   – pendant que le petit doigt et  l’annulaire tendus en avant tiennent en équilibre – autre prouesse à la limite des lois de la physique –  un grand verre en carton, le tendant au monde, pendant que le majeur, libre, semble me pointer, me capturer, m’hypnotiser, moi, et avec moi l’humanité entière. Pendant qu’il marmonne – mais c’est comme le pianissimo au théâtre, qui doit pouvoir s’entendre jusqu’aux dernières loges : J’ai faim.

Faire? Ne pas faire l’aumône? Valider – ou ne pas valider – la purulente existence des pauvres et l’indécente opulence des riches par un geste de fausse générosité? Soulager – ou ne pas soulager – la vie d’un homme, et ma conscience avec, par un petit geste de piété individuelle ? Mais là, et de nouveau ici, maintenant que j’écris, je suis « agi », comme en transe, je ne raisonne pas, je ne choisis pas, comme si son doigt qui me pointe commandait mes mouvements, déroulement d’un film au ralenti, ou mieux, comme s’il m’aspirait dans un tableau où tout avait déjà été peint – car les mouvements ne succèdent pas l’un à l’autre, ils sont tous là, pour toujours : je suis devant le monstre au milieu de la rue, ma main est dans ma poche, elle cherche des pièces de monnaie, une deux, trois, elles tombent dans le verre en carton.

Mais pendant… pendant – tout s’est magiquement passé en superposant des pendant – que sans jamais me tourner  je sors, suis sorti, je crois, du tableau, suis arrivé de l’autre côté de la rue, la voici, derrière moi : la voix. Elle est sonore, tonitruante même, aux couleurs de femme : Lève-toi, tu marches mieux que moi. C’est comme si elle me frappait par devant, cette voix de femme, ou peut-être c’est que sans m’en apercevoir, comme aspiré, je me suis tourné, car je le vois de nouveau, l’homme-torse, avec à côté une grosse matrone, sur la soixantaine (je viens de me rendre compte que l’homme-torse n’a pas d’âge), grande, bien portante, qui lui parle, et sa voix est puissante : Lève-toi donc – qu’elle répète – et marche. Puis, en me voyant, elle sourit, et me dit : Il court même – il pense que comme ça les gens lui donnent davantage. Je le connais bien, moi. Nous travaillons parfois ensemble. Moi aussi je fais la manche. D’ailleurs, n’auriez-vous pas quelques petites pièces ? Et moi, avvolto, extatique, de lui répondre : Je suis désolé, Madame, je viens de lui donner tout ce que j’avais…

Ah ! j’oubliais : la pluie vient de s’arrêter, le ciel est soudainement libre de nuages, d’un bleu contagieux, la dame porte un gilet dont la couleur jaune me rappelle une toile de Vermeer.  

(C’était en 2008. Jamais auparavant ma vie  ne s’était croisée aussi suavement avec la littérature, et cela ne s’est plus jamais produit. Au Café de Flore je venais de rencontrer un éditeur pour un projet sur Albert Cossery, qui était mort quelques mois plus tôt. Comment se fait-il que j’y pense seulement aujourd’hui ? Depuis son arrivée à Paris, en 1945, jusqu’à ses derniers jours, c’est justement assis au Flore que le sublime apôtre écrivain des mendiants a passé la plupart de ses après-midi, tout simplement à regarder la vie. C’est lui qui m’a envoyé l’homme-torse et sa compagne. Que ces lignes, chronique ou rêve, lui rendent hommage)

 

La « crise des migrants », ou le pouvoir des mots

Sophie Jankélévitch

A partir des tragédies vécues quotidiennement par des hommes, des femmes, des enfants fuyant les conflits qui ravagent leurs pays, les media ont produit un nouvel objet dont se sont emparés les hommes politiques et même les simples citoyens que nous sommes : la « crise des migrants », dont on entend parler quasiment tous les jours. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de nier les difficultés soulevées par l’accueil et la prise en charge de ceux qui toujours plus nombreux débarquent sur les côtes européennes où arrivent par voie de terre dans l’espoir d’une vie meilleure ou simplement vivable. Il s’agit de réfléchir sur le langage, ou plutôt sur un certain usage du langage, consistant à produire des effets par des moyens purement rhétoriques et à créer des fictions à travers la fabrication de formules qui à la fois dispensent de toute réflexion et entraînent des associations automatiques. Victor Klemperer, étudiant la langue employée par les nazis, a bien montré (LTI,- La langue du IIIe Reich, 1946) comment l’instrument de propagande le plus puissant du nazisme ne fut pas les discours des dignitaires du régime, le contenu de leurs déclarations, mais « des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. » C’est donc toute une vision du monde qui s’insinue à travers des façons de manier la langue et que chacun fait sienne sans même s’en rendre compte. Dans notre actualité récente, les exemples ne manquent pas pour illustrer ce pouvoir des mots. Ainsi, en France, il est très à la mode de se demander de quoi on doit avoir peur : la phrase « faut-il avoir peur de … » (des migrants bien sûr, mais aussi : de la cigarette électronique, des OGM, des nouvelles technologies, des sciences sociales, etc.) fait régulièrement la couverture de nombreux magazines, et fonctionne comme un appât pour l’acheteur potentiel en jouant sur ses fantasmes. On se rappelle aussi le « malaise des banlieues », avec sa variante les « banlieues à problèmes », qui emplissait les propos des journalistes dans les années 80 et 90 (des incidents avaient éclaté dans le quartier des Minguettes, à la périphérie de Lyon) et laissait penser que les banlieues françaises étaient de véritables coupe-gorges. De même, dans de nombreux discours politiques dont il est inutile de préciser l’orientation, le « problème de l’immigration » ‒ avatar contemporain de la « question juive » ou « tzigane » ‒ transforme en pathologie un phénomène ordinaire dans un contexte de globalisation et fait apparaître l’immigration comme une sorte de cancer, dont notre société ne peut tirer aucun bienfait.

Il en va de même aujourd’hui avec la « crise des migrants » : ces deux mots sont désormais inséparables, ils sont collés l’un à l’autre, aimantés l’un par l’autre, comme dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert « jalousie » est « toujours suivie de effrénée », ou « ivresse » «toujours précédée de folle »… L’association automatique de certains mots est en effet l’un des mécanismes à l’œuvre dans la production des clichés et des stéréotypes. Qui pense « migrants » pensera donc nécessairement « crise » : les migrants ne sont rien d’autre que la crise qu’ils provoquent. En tant qu’êtres vivants, de chair et d’os, avec leur histoire, leur langue, leur culture, leur famille, ils n’existent pour personne… Leur réalité n’est pas prise en considération, ne suscite aucune curiosité, aucun désir de connaissance ; elle est littéralement gommée, effacée par la formule que composent ces deux mots mis ensemble. Ce qui est caractéristique de ce type de langage, c’est son pouvoir déréalisant. Le mot se substitue à la chose. La prochaine étape sera sans doute le remplacement de la formule elle-même par un sigle : on parlera de la C.M. comme on parle des SDF, des ENAF (enfants nouvellement arrivés en France) ou des PMR (personnes à mobilité réduite) pour désigner des catégories d’individus auxquels la logique administrative a retiré leur humanité, êtres abstraits n’existant plus que pour être  « gérés ».

Mais cette monnaie dévaluée qu’est le langage médiatique, ces signes qui ne se réfèrent à rien, ont en même temps une efficacité redoutable : celle de modifier en profondeur notre perception des choses. La « crise » des migrants ne renvoie pas aux situations qu’affrontent ces personnes prêtes à tout pour échapper à la misère ou aux persécutions, mais seulement aux désordres qu’elles sont susceptibles d’occasionner dans les pays où elles transitent. Il sera ainsi d’autant plus facile d’en faire des boucs-émissaires et de les rendre responsables des maux qui affectent les sociétés européennes.