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TUSOA

Carole Ashley

We live by brands, Trump lives off of branding. It’s time to rebrand our country, and then take it back.

With the election of a racist, trash-talking billionaire playboy there has probably never been a better moment to rename the U.S. We have POTUS, FLOTUS, SCOTUS, etc.*, so it’s high time to call the U.S.A. by its proper acronym: TUSOA. Now we have a smooth moniker for The United States Of America, which is both bombastic and inaccurate.

Illustration by Elise Engler http://www.eliseengler.com

Tusoa rolls off the tongue and has the look and sound of a small island, one of those idyllic places where willfully-oblivious white tourists darken their skin while a ‘low-intensity’ civil war, one-half instigated and funded by the CIA, rages on behind the strip. With the election of Donald Trump, white supremacists have scored their biggest victory in recent history. He both feeds and feeds off their smallness, rousing them to scream their resentment for everyone and everything they choose to see as alien to their interests: people of color, asylum-seekers and new immigrants, Muslims, powerful women, scientific reason, the First Amendment, and everyone who doesn’t conform to their biblical definitions of love, sex and family. Even though it’s going to hurt them, the screamers have joined in Trump’s trashing of the environmental movement, Native American rights, struggling students, the disabled, and hard-fought rights for women and girls.

Washington politicians, and most of the media did nothing to prevent this man with a neo-Nazi following from becoming president. Even though he’s a sexual predator, shady businessman, and advocate of torture, and lacks basic competence and knowledge, he was allowed to proceed with his campaign. Who cares that he has embraced nepotism and intends to keep on profiting from his global business interests? He considers himself above ethics and the law. Nothing distinguishes him from how we’d describe the dictator of a ‘banana republic.’ He’s our Ubu Roi, the strutting little despot in Alfred Jarry’s absurdist play, whose “central character is notorious for his infantile engagement with his world. Ubu inhabits a domain of greedy self-gratification.”** In Trump’s universe there are apparently no consequences for his words or actions.

Once Trump is installed, at least our newly named Tusoa won’t look or sound as monolithic and terrifying as The USA. When Tusoa rattles its bombs the black and brown people of the world might laugh rather than cower in anticipation of being obliterated, but to protect themselves they’ll need all the ingenuity they can muster.

Regardless of present circumstances it’s right to also avoid using ‘America,’ an arrogant appropriation that so riles citizens of the other countries on this continent, and conveniently, we have Tusoan, an easy to pronounce noun and adjective.

So Tusoans, awaken to your newly-tarnished land, vast in acreage, hugely unequal in wealth, race and class, and even more shriveled and cruel in its politics. To arms! (no guns!), using 21st century means to fight for real and inclusive democracy. We’re not going to accept the looming oligarchy dumped on us by a twisted con man.

Carole Ashley is an artist/photographer who lives in New York.

Illustration by Elise Engler
http://www.eliseengler.com
http://elise-on-ice.blogspot.com

* POTUS: President of the US; FLOTUS: First Lady of the US; SCOTUS: Supreme Court of the US. http://www.merriam-webster.com/words-at-play/scotus-potus-flotus

** Taylor, Jane. “Ubu and the Truth Commission”. University of Cape Town Press. 2007.

Ubu and the Truth Commission is a South African play by Jane Taylor first performed under the directorship of William Kentridge at The Laboratory in Johannesburg‘s Market Theatre[1] on 26 May 1997.

Ubu Roi (King Ubu or King Turd), a play by Alfred Jarry, first performed in 1896.

 

 

Diversité culturelle et traduction : la voie européenne

Fulvio Caccia

img_0139Texte rédigé dans le cadre de la présentation de « Io voi Jonathan Hunt », une fiction traduite par Marcella Marcelli et éditée par Cosmo Iannone éditeur. Cette communication a été donnée dans les facultés de langues des universités de Bologne, de l’Università dei Studi internationali di Roma  et de l’università Parthenope de Naples les 24, 26 et 27 octobre dernier.

Partir de sa propre expérience pour comprendre « ce qui se transporte d’un point à un autre », – qui est à la lettre la définition même de la traduction- c’est l’exercice périlleux mais stimulant auquel je vais me livrer dans ce texte. Aussi vous comprendrez mon émotion1 de venir témoigner, après un demi-siècle de migrations, transmigrations2, de ce qui a changé en moi et de ce qui, au contraire, est resté le même.

01Or ce même n’est pas l’identité soit le « caractère de ce qui est un », comme le définit le dictionnaire mais bien le « processus », au sens où l’entend Hannah Arendt, la mise en mouvement justement, la quête d’identification, la chasse . Car cette « chasse spirituelle » qui est le titre de l’un de mes recueils de poésie et dont la mise en jeu de mon propre nom à travers la traduction n’est pas une coquetterie d’auteur, ni un mot d’esprit, tant s’en faut, mais désigne bien par là le processus même d’intégration et donc de création de la valeur qui s’opère par la langue. Permettez-moi ici de citer le prologue de ce recueil3 « la chasse spirituelle »

Rien ne dure sans cette volonté blanche que ta main effleure.

Rien ne chante dans le delta.

Rien que la langue.

Voilà qu’elle se dresse, lovée dans le creux de la mémoire

Cobra

coefficient réalité.

Elle siffle ces mots : « La chasse est ouverte.»

encre 2016 richard Killroy
encre 2016
richard Killroy

Cette chasse qui est ouverte, vous l’aurez compris, consiste à inscrire l’affirmation de la diversité culturelle à travers l’expérience de l’immigration qui conclut la très longue phase de différenciation- assimilation-domination entamée par les premiers empires et les premiers exils. Cette phase civilisationnelle au sens où la civilisation transcende l’empire et la barbarie dont elle est issue (Walter Benjamin), a crée son magistère par la langue.

En émigrant dans une ancienne colonie française devenue anglaise, j’ai du assez tôt me confronter à ce rapport de domination entre langue coloniale et langue colonisée, entre assimilation et différenciation. Cette affirmation d’une langue condamnée à disparaître, (le français) fut conduite avec panache et détermination par toute une génération de poètes québécois qui furent mes modèles et mes maîtres. Gaston Miron et ses amis contribuèrent à renouer le lien essentiel entre la langue et le pays réel ; exactement comme l’avait fait 800 ans auparavant Dante Alighieri avec la langue populaire, (la langue de la mère), méprisée par rapport au latin parlée par l’élite (le latin) . C’est la raison pour laquelle les retrouvailles d’une langue avec la multitude qui la parle, sont toujours un acte d’amour.

Et il convient de les sanctionner et de les célébrer comme il se doit en l’élevant par l’écriture. Mais pour que la conversion soit réussie elle doit aussi être reconnue au niveau du droit, c’est-à-dire de la Loi. C’est à ce moment que la langue obtient doublement ses lettres de noblesse : politiques et culturelles.

Bien que  pouvant se  reconnaître  dans cette démarche, l’émigrant   emprunte  un autre parcours. Voilà pourquoi, à la différence de l’exilé ou du colonisé, il se trouve en marge car   l’émigrant est parti par choix. Il est moderne, mieux, postmoderne, ante litteram. La preuve ? Il est branché directement sur le marché en expansion ; ses motivations, dit-on, sont principalement économiques.

L’émigrant part pour améliorer ses conditions de vie et celles des siens et non pour fuir une quelconque oppression. L’émigrant part libre. Bien que complexes, ses motivations ne sont pas d’abord assujetties à un cas de force majeure : guerre ou catastrophe naturelle. Certes ces causes peuvent s’ajouter par la suite mais le fait demeure : l’émigrant se détermine seul en définitive.

Le candidat à l’immigration peut être également un exilé pour des motifs politiques ou humanitaires. Alors, dans ce cas, il échappe à la définition de l’immigrant in se  et redevient prioritairement un exilé. L’immigrant ne sait pas quoi faire de l’Histoire. Il la laisse volontiers à l’exilé et au colonisé.

Cette soumission au flux du capital fait de la condition immigrante une condition difficile à penser. Pourquoi ? Parce qu’elle n’est pas dramatisée par l’impossibilité du retour au pays natal comme le serait par exemple celle de l’exilé. C’est en prenant conscience de cette situation singulière que l’immigrant et ses fils peuvent retrouver ce qui les relie à l’exilé et au colonisé : la conscience d’être devenu différent du groupe originel auquel il appartenait, la conscience de sa propre altérité.

C’est donc dans la traversée de sa condition que l’immigrant accomplit son destin qui consiste à assumer et exprimer sa diversité, c’est-à-dire sa propre altérité, dont il est l’héritier et qui aussi celle de l’humaine condition.

Or cette prise de conscience et son expression ne peuvent advenir sans la maîtrise de la langue. Car la langue est l’élément moteur de l’accumulation du capital symbolique. C’est aussi le premier système d’intégration de l’expérience humaine. C’est la langue orale, des premiers attachements (langue de l’amour) fixée par l’écriture, qui deviendra la langue du droit puis de culture en constituant un espace public unifié. Ceci constitue l’aspect proprement politique de la langue écrite et qui plus est littéraire. Pas d’espace politique, pas d’accumulation de savoirs scientifiques, économique et financiers sans la fixation et la reconnaissance d’une langue littéraire. Ce fut la grande erreur  du marxisme qui d’ailleurs allait causer sa perte de croire que la superstructure, la culture, le droit dépendaient de l’infrastructure (les moyens de production). C’est exactement le contraire.

Le premier qui l’a compris fut précisément Dante Alighieri lui qui déjà en 1303, se désespérait de ne pouvoir trouver parmi les 14 parlers de la Péninsule, une cour suffisamment puissante pour imposer une langue de référence. Il faudra attendre deux siècles et l’avènement de la monarchie française triomphante pour qu’un monarque impose par ordonnance une seule et unique norme linguistique pour conserver les documents officiels et légaux qui désormais dans son royaume se feront en français « et pas autrement ».

Ces deux derniers mots de l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) allaient sceller le destin de ce pays et faire de “Défense et illustration de la langue française”, qu’écrira Joachim du Bellay en 1549 est non seulement le premier manifeste littéraire d’une littérature qui deviendra nationale mais aussi l’acte de naissance du premier espace public européen. Car quel était l’enjeu pour Du Bellay, les poètes de la Pléiade mais aussi pour le pouvoir politique ? L’enjeu consistait à faire du français le rival et le successeur du latin et du grec pour traduire l’immense capital symbolique accumulé depuis des siècles par ces civilisations vers un espace, un espace en voie de constitution qui allait devenir l’espace national ; c’est justement ce capital que Dante avait commencé à transporter à la fin du moyen âge vers l’italien mais que ces lointains successeurs n’ont pas continué, incapable de choisir entre l’italien et le latin encore fortement soutenu par l’Église.

Cette indécision expliquerait le déclin progressif de l’Italie à partir du XVIIe siècle et son remplacement par le français comme langue de référence européenne. Trop visionnaire, l’italien qui fut la première langue littéraire européenne et donc la première langue d’accumulation du capital symbolique et donc du capital tout court aura souffert de son travers congénital qui se vérifie encore aujourd’hui : le manque d’Etat.

La souveraineté, une invention française

Pourquoi alors me direz vous la monarchie, et qui plus est, française a-t-elle pris le dessus ? C’est une question de conjoncture et d’opportunité. Au début du moyen-âge, souvenez-vous, deux universalismes étaient en compétition : l’universalisme de l’empire et l’universalisme de la papauté. Ce fut l’affrontement, comme vous le saviez, entre les Guelfes ( partisans du pape) et les Gibelins (en faveur d e l’Empereur).

Dans cette confrontation, la monarchie française naissante tirera son épingle du jeu. Comment ? En jetant les bases d’un droit nouveau qui allait lui assurer sa stabilité et qui plus tard confortera celui de l’état nation : la souveraineté. La souveraineté consiste circonscrire l’autorité du monarque sur un territoire délimité sans que celui-ci soit assujetti à un autre pouvoir que le sien. Bien qu’entrevu par Machiavel, c’est Jean Bodin qui formulera ce nouveau droit dans  les Six livres de la République (1576). « La souveraineté, dit-il, est la puissance absolue et perpétuelle d’une République (…) C’est-à-dire la plus grande puissance de commander ». Absolue et perpétuelle, la souveraineté l’est avant tout parce qu’elle « n’est limitée ni en puissance ni en charge à un certain temps ».

C’est ainsi qu’allait s’enclencher le processus d’imitation, d’émulation entre les états européens qui allait permettrait à l’Europe de s’imposer sur le reste du monde par la force mais aussi par la puissance de ses innovation et ceci sur tous les plans.

Faisons maintenant un saut dans le temps et transportons-nous à notre époque au moment où ce travail de singularisation culturelle et politique est achevé. Qu’est-ce que l’Europe a encore à donner et à transmettre aujourd’hui au monde sinon ses valeurs ? Mais quelle est la première et la plus grande ? « La diversité culturelle est  la grande valeur européenne » affirmera sans ambages Milan Kundera, romancier tchèque de langue française. L’auteur de « l’Identité » ne voulait pas simplement affirmer une évidence – aucun autre endroit au monde ne concentre autant de diversité culturelle en si peu d’espace- mais corriger une injustice. Je m’explique.

D’habitude lorsqu’on évoque la diversité culturelle, on la fait découler précisément des droits de l’homme de 1789 comme l’affirme d’ailleurs dans son préambule la Convention de 2005 de l’UNESCO et non l’inverse. Mais alors quel mouche a piqué le romancier ? Pourquoi donc faire passer la diversité culturelle avant le droit sensé garantir la justice pour tous par son principe d’universalité ? Sans doute l’auteur de « La plaisanterie »  s’est-il méfié de l’universalisme induit par la « grande civilisation européenne », civilisation qui n’a pas su éviter la barbarie des deux guerres mondiales dont un autre grand auteur français, Paul Valéry, prononcera l’épitaphe en 1919 :« Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles ». Kundera aura pensé à sa petite patrie, la Tchécoslovaquie, trahie, abandonnée par les grandes puissances européennes à Munich en 1936 qui considéraient que son pays était «  a far away country of wich we know to little » (Chamberlain) et ne valait pas la peine que l’on se batte pour lui.

Or les valeurs d’humanisme ne sont jamais aussi bien défendues dans leur universalité qu’à travers l’expérience des cultures locales. Une conviction que défendra un autre grand écrivain français : Michel Tournier. Pour lui, c’est « …La culture (qui) débouche sur l’universel et engendre le scepticisme ». Et non l’inverse. Il poursuit son raisonnement en ces termes : «  S’efforçant d’élargir ses idées à la dimension universelle, l’homme cultivé traite sa propre civilisation comme un cas particulier. Il en vient à penser qu’il n’y a pas « la » civilisation, et en dehors d’elle la barbarie et la sauvagerie, mais une multitude de civilisations qui ont toutes droit au respect4. »

On le voit Tournier croit que c’est l’équilibre et l’émulation entre les cultures qui permettent à chacune d’entre elles de s’émanciper et de bénéficier des contributions des autres. Ce fut la grande chance de l’Europe. On connaît le mot apocryphe de Jean Monnet : « Si c’était à recommencer, je commencerai par la culture ».

Cette compétition, si elle peut rester à l’intérieur du périmètre culturel, demeure, le véritable moteur de l’humanisme européen et sa vraie richesse. Pour y accéder, la traduction en est la voie royale au sens propre et figuré. Pourquoi ? Parce qu’elle combine les trois approches implicites à la diversité culturelle : l’approche multiculturelle, l’approche interculturelle et l’approche transculturelle.

L’approche multiculturelle : l’état des lieux

On a souvent tendance à voir dans le multiculturalisme, une manière de conserver à l’intérieur de leur périmètre identitaire les communautés constitutives d’une nation., bref un conservatisme.
Le républicanisme français se méfie non parfois sans raisons des dérives qu’elle peut induire. Soupçonné de fragmenter encore un peu plus l’unité nationale, le multiculturalisme apparaît alors comme le cheval de Troie d’un ultralibéralisme qui met frontalement en compétition toutes les classes sociales et notamment les diverses strates de la classe moyenne.

Ici on touche la critique rédhibitoire faite au multiculturalisme et à laquelle on a tendance à associer la diversité culturelle : servir d’alibi à l’ultralibéralisme pour légitimer les inégalités qu’il génère. L’Américain Walter Benn Michaels a démontré qu’aux États-Unis l’inégalité des revenus des ménages avait progressé de manière spectaculaire à la fin des années 70 et plus spécifiquement en 1978, année où la Cour suprême déclare légale la discrimination positive dans les universités américaines à condition que celle-ci « serve les intérêts de la diversité ». Pour cet universitaire, le multiculturalisme comme la diversité culturelle ne vise pas à réduire ces inégalités mais à les gérer.

C’est aller un peu vite en besogne. Un autre observateur, et pas des moindres, a un point de vue opposé. Pour le philosophe canadien Charles Taylor le multiculturalisme est d’abord une « politique de la reconnaissance ». Cette reconnaissance, selon lui, demeure fondatrice du lien social et aurait pour fonction d’aplanir les conflits dans une société pacifiée où les disparités économiques, au contraire, se seraient résorbées. Pour Taylor, le multiculturalisme est un « système axé sur le respect et la promotion de la diversité ethnique dans une société » et ceci sans pour autant passer par l’égalité des chances.

Cette opposition entre ces deux conceptions du multiculturalisme est symptomatique des tensions qui existent au sein de la philosophie politique autour de cette notion : l’une, de tradition anglo-saxonne est axée sur l’intérêt de l’individu, l’autre plus latine s’appuie sur l’État régulateur, expression de l’intérêt général.

L’approche interculturelle

L’approche interculturelle servirait de lien ou plus précisément de moyen terme ces deux tendances. Le préfixe latin « inter » ne se situe pas en surplomb comme le « multi » mais se veut « entre » et nous invite donc à nous mettre à la place de l’autre. Cette conscience de l’autre qui naît avec le monothéisme biblique et s’affirme avec le christianisme, fut un tournant dans l’histoire de l’humanité.

Naturellement, comme à chaque transformation majeure, cette conception altruiste comporte à la fois un côté positif et négatif. Le côté radieux, c’est que l’homme se trouve au centre de la création et devient l’acteur de son propre destin. On pourrait dire que l’approche interculturelle fonde l’humanisme européen en célébrant la prise de conscience de sa propre subjectivité.

Sa part d’ombre réside dans les moyens du contrôle et de domestication de cette subjectivité humaine qui, plus tard, dériveront en propagande et manipulation de masse. Un exemple se trouve chez les missionnaires qui non seulement traduisent les cultures amérindiennes et favoriseront leur préservation mais à travers l’approche interculturelle contribuent à les asservir dans le même mouvement. Nous touchons du doigt tout le paradoxe et la complexité de l’approche interculturelle et du libéralisme marchand qui en découle. Car cette capacité de se mettre à la place de l’autre, qui permet une connaissance sans pareille de sa culture notamment par la traduction, est aussi une manière de le trahir.

C’est précisément ce que fait symboliquement le traducteur par l’approche interculturelle, lorsqu’il fait passer un texte d’une langue à une autre. Bien sûr nous sommes ici qu’au niveau symbolique. Car la découverte de l’intériorité met aussi en lumière, ce qui était toujours paru obscur : l’altérité constitutive de l’être. Elle allait ouvrir la voie aux grandes découvertes sur la psychologie et l’inconscient que déjà les poètes occidentaux avaient pressenti comme Rimbaud ( « je est un autre ») mais aussi à une instrumentalisation beaucoup plus fine des foules5.

L’approche interculturelle, mode de gestion de la diversité culturelle

Aujourd’hui l’interculturalité ou le dialogue interculturel est non seulement le mode opératoire du traducteur mais aussi le mode d’administration de la diversité culturelle proposée par la Convention de l’Unesco comme de la laïcité au Québec par la Commission « les termes de la conciliation » « Interculturalité renvoie à l’existence et à l’interaction équitable de diverses cultures ainsi qu’a la possibilité de générer des expressions culturelles, partagées par le dialogue et le respect mutuel » ou sa variante l’interculturalisme6. Mais cela, diraient certains, ne peut advenir que dans un monde pacifié où chaque nation, chaque culture a sensiblement le même poids, la même influence.

Cette approche consensuelle n’est pas sans rappeler symétriquement la posture d’un Jean Lemaire des belges qui dans sa Concorde des deux langues (1513) refuse de choisir entre le latin et le français comme langue de culture.

Évidemment nous n’en sommes plus là. Depuis un demi-millénaire, nombre de langues populaires sont parvenues peu ou prou à s’émanciper de la tutelle des langues et des cultures qui la dominaient et à rayonner hors de leur périmètre grâce à la traduction justement . Cela s’est fait par les guerres et les révolutions mais aussi par la généralisation des états-nations qui a donné droit de cité  aux langues et aux littératures les moins  dotés depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à nos jours.

Ce fut le surgissement du peuple sur la scène du monde. Les révolutions de 1848, la pensée allemande avec Herder, puis Marx devait mettre le peuple au cœur du nouveau système de représentation. L’avènement d’une nouvelle génération d’écrivains, issue de la bourgeoisie et non plus de la noblesse, allait en Allemagne par exemple imposer l’homme cultivé, l’homme de la ville à l’homme civilisé, l’homme de la cour. La création, notamment littéraire, est au cœur de ce processus de capitalisation qui est symbolique avant d’être politique puis économique.

L’approche transculturelle : la création

Car la rupture advient dans la mise en place à travers la langue d’un authentique projet esthétique. C’est l’approche transculturelle qui se cristallise travers la création littéraire. C’est la requête de Du Bellay qui prie instamment ses pairs d’arrêter d’imiter servilement les anciens pour les dévorer les assimiler et en faire quelque chose de neuf. À la fois horizontal et vertical, l’avènement littéraire authentique transfigure la création en rompant l’imitation servile, la traduction qui littérale qui reste à cet égard confiné dans une relation interculturelle.

La transculturation comme l’avait pensé son concepteur le Cubain Fernando Ortiz est la création du nouveau. Par ce biais il cherchait à définir l’identité de Cuba, la Cubanitad, à travers son quadruple héritage culturel – indien, espagnol, africain, immigrant. Dans son essai Controverse cubaine entre le tabac et le sucre, Ortiz l’introduit ainsi : « La transculturation  exprime mieux les différentes phases du processus de transition d’une culture distincte – ce qui en toute rigueur ce qu’exprime le mot anglo-américain «d’acculturation » mais que le processus implique aussi nécessairement la perte ou le déracinement d’une culture antérieure – ce que l’on pourrait appeler “déculturation ” et, en outre, signifie la création consécutive de nouveaux phénomènes culturels7».

En réinscrivant la culture nationale dans une dynamique de transformation,  l’ethnologue s’opposait à assimilationniste proposé par l’école de sociologie de Chicago et à sa vision ethnocentriste, voire différentialiste, qui inférait que l’étranger devait s’assimiler.

Mais la tranculturation soit la transformation des cultures qui débouche sur le nouveau aura une autre conséquence  et pas des moindres ; elle introduira l’Histoire comme discipline qui va servir de grande ordonnatrice. Il n’agira plus d’imiter les grands Anciens mais bien de l’assimiler » de les dévorer » comme Du Bellay le proposait d’ailleurs à ses pairs. C’est désormais par l’Histoire qui va s’effectuer le référencement de la valeur artistique.Et de la modernité. Devenue arbitre des élégances, l’Histoire met ce faisant l’Homme en route vers son propre devenir, lui fait accélérer le pas au risque de le perdre. Au risque de trébucher.

Les pièges et les obstacles

La montée en puissance de l’histoire, inspira à Goethe au début du XIXe siècle, cette pensée « La littérature nationale, affirmait-il, ne représente plus grand-chose aujourd’hui, nous entrons dans l’ère de la littérature mondiale ( die Weltliteratur) et il appartient à chacun d’entre nous d’en accélérer cette évolution »8.

Que voulait-il donc nous dire par cette affirmation vieille de plus de deux siècles ? Que la littérature nationale et l’état nation qui la soutient est déjà dépassée ? C’est exactement ce qu’il laissait entendre. Mais non !, argueront certains, la littérature mondiale existe bel et bien puisque c’est l’addition des littératures nationales. Ne nous leurrons pas ; l’addition, on le sait tous, n’existe pas en vérité. On n’a qu’en vérité une superposition de littératures nationales.

Cela est dû au fait que les traducteurs, les critiques, les universitaires, spécialistes d’une langue étrangère auront majoritairement tendance à évaluer les oeuvres de leurs contemporains , à les analyser en fonction du petit contexte, cette à dire à l’aulne de l’histoire nationale du pays à laquelle l’œuvre est rattachée. De la sorte ils font l’impasse sur le grand contexte : l’histoire surpra nationale de l’art  ou du genre pratiqué par l’artiste.

Contre l’exotisme, l’éclectisme

Contrairement à la musique, la littérature est davantage liée à l’histoire de la nation qui la produit à cause de la force centripète de la langue qui maintient les productions littéraires à l’intérieur de son territoire. Hors de la langue, point de salut.

On a tendance à confondre la littérature de voyage comme une manifestation de cette littérature monde ainsi que l’avait affirmé, tambour battant, le quotidien le Monde. Celui-ci réunissait en octobre 2007 autour d’un manifeste intitulé Pour une littérature-monde, une trentaine d’écrivains appartenant à la diversité littéraire francophone. La reconnaissance d’écrivains d’ailleurs participant de plain pied à l’élaboration d’une culture transnationale est en soi un fait positif. L’ennui c’est qu’elle ne peut pas advenir à l’intérieur d’un seul périmètre national et linguistique et être réduit à la seule célébration du voyage. L’exotisme qui le sous tend masque mal les enjeux de récupération nationale.

Or l’exotisme est l’avers symétrique du nationalisme. Les grands fondateurs de littérature comme Dante, Du Bellay, Shakespeare, Goethe ne sont pas exotiques ; ils sont éclectiques ; ils transforment à travers une esthétique qui leur est propre, à travers la langue qu’ils ont choisie , les diverses influences constitutives qui sont à l’origine de toutes les langues. Tel est bien le défi à relever.

L’incapacité à penser, à reconnaître l’avènement d’une littérature mondiale, constitue selon le romancier Milan Kundera « l’irréparable échec intellectuel de l’Europe9». Cet échec de l’Europe ne concerne pas seulement la littérature ; il a des conséquences bien plus graves car cela équivaut à laisser à la seule économie de marché l’énorme responsabilité de créer de la valeur.

Rédigée naguère pour résister à la volonté du marché de marchandiser la culture au moment où l’OMC voulait libéraliser les services -dont les services liés à la culture-, la Convention pour la protection et la promotion de la diversité de l’UNESCO de 2005 voulait permettre aux petites nations de se doter d’une politique culturelle nationale digne de ce nom. Mais aujourd’hui avec la crise de 2008 et le développement accéléré d’Internet 2.0 et des réseaux sociaux, ce sont toutes les littératures qui sont menacées et, ce faisant, le système d’expérimentation et de la valorisation sur lequel s’est construite la société humaine.

La  contestation du droit d’auteur, la crise  de l’économie de la culture, l’effondrement de la presse papier, la rupture de la chaîne du livre, du cinéma et de ses réseaux de distribution, fragilisent toutes les culturesde la planète. Pour résister à cette déferlante il s’agit désormais de passer de l’État-nation à l’État-Culture.

1C’est-à-dire étymologiquement « mouvement »

2Déplacements qui m’ont conduit de l’Italie au Canada puis du Canada en France

3Fulvio Caccia, La chasse spirituelle, Montréal, Le Noroît, 2005

4Michel Tournier, « Culture et civilisation », dans Le miroir des idées, pages 121-122, Folio 2882

5Edward Berney, le neveu de Freud allait se servir des découvertes de son oncle pour affiner les techniques de propagande et de manipulation des masses qu’utilisèrent avec succès les présidents américains avant d’êtres utilisés avec un succès non moins redoutable par le ministère de la propagande de Goebbels. C’est le serpent qui se mord la queue.

6Interculturalisme soit une politique ou modèle préconisant des rapports harmonieux entre cultures, fondés sur l’échange intensif et axés sur un mode d’intégration qui ne cherche pas à abolir les différences tout en favorisant la formation d’une identité commune.

7Ibidem

8 Cité par Milan Kundera, dans Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005 p.50

9 Milan Kundera, Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p.49

Atlantique Nord

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Arturo Mariani

Il le sait bien. Le saumon était pourri, et les toilettes sont loin. Il les a déjà vues, en arrivant au resto, et sur la porte de la toilette des hommes il a remarqué une belle affiche, d’un paysage à couper le souffle, avec un coin de campagne – arbres, fleurs et rivière inclus.

Il a tout avalé, sans broncher : il n’a pas voulu désenchanter les amis qui l’ont invité à souper. Ainsi, pour oublier le mauvais goût du poisson et ne pas devoir aller aux lointaines toilettes – histoire d’y vomir ou d’y faire d’autres choses encore pires – il s’est mis à boire un verre après l’autre, puisqu’en fin de compte le compte sera payé, comme le saumon, par ses bienfaiteurs.

L’alcool lui fait toujours du bien, lui permet d’oublier ses peines et de mieux envisager l’avenir, et le rhum – prophylaxie divine contre une possible bactérie ou un quelconque virus provenant de là-bas, de cet océan dont les voyageurs avec une tendance aux rêveries, ainsi que les poètes, même sans voyager, disaient que c’était une mer sauvage teintée de bleu acier et d’orages prophétiques – glisse dans ses veines avec la grâce d’un surfeur sur une haute vague crépusculaire.

Mais à un moment donné il se met à trembler, et la table à bouger sous ses mains. L’oracle en cristal du dernier verre, qui tout à l’heure lui parlait d’un futur plein de jours lumineux, de printemps en fleur et d’étés exubérants, s’obscurcit et commence à gronder comme si une grande tempête devait se produire. Il voit jaune, noir, gris, bleu acier, il voit même des fleurs rouges. Un ouragan se faufile, loin dedans lui… peut-être que le saumon, étrangement, songe encore à de lointaines rivières. Après tout, n’est-ce pas lui le maître de toutes les prophéties ? Il le sait bien : dans ses entrailles il possède le grain, le gène qui fera tout accomplir. Il doit impérieusement ressortir de l’océan indigeste où il se trouve et aller loin, retourner aux sources.

Le poisson veut ainsi encore sauter, échapper du poison où il nage – de celui collé, immergé dans sa chair, quelque part, loin dans le temps, sous forme de virus, de germes, d’atomes radioactifs ou de microbilles en plastique, de toute cette merde-marée créée par ces êtres qu’un jour peuvent devenir surfeurs, ou poètes, ou poètes «voyageurs », avant ou après ou en même temps d’être pollueurs –, et la première arcade qu’il fait pour suivre l’appel de la rivière, pour remonter péniblement jusqu’aux sources et y laisser son grain, elle est trop forte, et le saumon bondit hors de cet océan orageux, si loin de la rivière rêvée, vole en mille atomes – le souffle coupé il y a longtemps – sur une table où on s’affaire encore à boire et à manger, et asperge d’odorantes fleurs jaunes, rouges et noires l’idyllique atmosphère de la soirée…

Le regard de Darwin ou le périple de l’affect (IV)

Par Karim Moutarrif

J’habitais juste au-dessus et ses yeux dorés m’ont tout de suite fasciné. Je n’en avais jamais vu d’aussi beaux.

Paris était devenu fade. C’était une ville sale, dense et hostile. Montmartre avait perdu de sa bohême depuis la Commune mais je n’avais pas vu ça autrefois. Le Sacré-Cœur était encore plus froid dans ses dorures mortuaires. Je n’assumais plus cette fougue, ce bruit perpétuel. C’était moins pire que New York mais en mauvaise voie déjà.

arbre contre jourEn se tournant vers moi et d’un ton égal, elle avait débité ses phrases avec calme. Elle s’y était préparée depuis des mois, elle y avait pensé la nuit : « Pour moi quelqu’un qui ne croît pas en Dieu n’est pas un être humain, alors nous allons arrêter nos relations là ». A près un léger raclement de gorge, j’ai rétorqua que je n’avait rien contre. Je m’attendais à l’annonce d’une catastrophe et la montagne accoucha d’une souris.                                                                                                               « C’est tout, eh bien je vais de ce pas prendre congé » Joignant la parole au geste, je me suis levé, j’ai décrocha mon manteau et je l’ai enfilé, j’ai ajusté mon couvre-chef et noué mon écharpe. J’étais de dos pendant toute cette opération et je me suis dirigé vers la porte sans me retourner. Ma sœur venait de réaliser que j’étais un mécréant.

Je savais bien qu’elle n’avait pas eu le courage de dire ça à ses collègues de travail dont bon nombre étaient athées.

Elle était ébranlée et dans son désarroi, elle avait tranché. Mais telle que je la connaissais, j’ai pensé qu’il fallait laisser la poussière retomber pour qu’elle réalise l’absurde de sa décision.

Avec moi c’était plus facile, j’étai la brebis égarée d’une famille éclatée depuis si longtemps. Une famille qui avait si peu duré que je n’en avais qu’une vague mémoire.

Je ne me  rappelais même pas avoir été un enfant. Ce n’est que quelques décennies plus tard que nous avons recollé tout ça.

Après l’inflexion de la courbe de la vie, le regard se perd au-delà des actes manqués du passé,  se racheter de toutes les conneries accumulées avec le temps.

Moi je ne voulais donner ni mon corps à la science ni mon âme à leur dieu. Je voulais être incinéré pour rejoindre ma mère Nature au plus vite et servir d’engrais à la vie future. Ne pas perdre de temps, aller à l’essentiel.. Pour être utile sans tarder, rejoindre la chaîne à la base, comme une multitude de cellules. Car il c’était moi, mais c’était amusant de se regarder du dehors, comme si on était étranger à soi. Après toute cette chevauchée je voulais juste la paix, je voulais aimer tranquillement ces êtres qui m’ont été si intimes.

Son père avait le livre sacré sous le bras chaque fois qu’il le visitait. Il demandait quel était le verset le plus performant pour le ramener à la vie, à d’autres tartuffes.

A la fin du parcours le bronco n’était plus l’étalon, il s’était transformé en dévot sentant sa fin proche. Je n’avais pas le droit de le voir, il était dans les quartiers de haute sécurité de la médecine. Les visites étaient rationnées et réservées à sa famille.

Je l’imaginais allongé dans son lit comme endormi, en paix, avec tous les câblages et autres tuyauteries branchées. Je suis sûr qu’il s’en fichait,  là où il était et peut-être qu’il y resterait.

Derrière une vitre je le regarderais. Je ne pouvais que l’imaginer.

Ne pouvant plus lui parler je faisais parler ses objets pour lui. Toutes ces années que j’avais raté, les chicanes utiles et inutiles, l’énergie gâchée.

Krison était un artiste. Qui n’avait jamais trouvé son terrain et surtout sa mère l’avait délaissé tout petit. Aujourd’hui je comprends mieux son attitude destructrice. Il ne s’en était jamais remis, pour la vie. Maintenant je peux le dire après tant de décennies passées sur cette planète. Il pensait qu’il ne valait rien parce que sa mère l’avait dépossédé de cette reconnaissance fondamentale dont un garçon a besoin auprès de sa mère. Il l’avait pris tout enfant comme une déchéance.

En même temps que je pensais à ça je voyais à la télévision des camps d’extermination. Les images de ces corps décharnés activaient mes glandes lacrymales plus que son corps engourdi dans un sommeil profond que j’imaginais.

Moi je savais qu’il n’avait pas toujours été gentil, surtout depuis qu’il avait contracté cette maladie mortelle et que j’avais appris qu’il ne prenait aucune précaution lors de ses ébats sexuels, pour distribuer la mort au nom de sa jouissance. Nous avions eu une terrible dispute. Je lui ai dit que ma conscience ne pouvait pas cautionner ça. J’avais coupé court à notre amitié et les années passant j’ai eu du remord.

Mon cœur s’est arrêté de l’aimer à ce moment là. Mais ce n’était certainement pas son père qui l’aurait entendu de cette oreille là.

Parti en Europe et loin de sa tribu, personne n’était au courant de ses perditions. Il restait cette photo du brave jeune homme souriant enlaçant son paternel dans un sourire chargé de candeur.

Sa plongée dans l’enfer de la drogue et de l’alcool dura quelques décennies et quand il rentrait pour des vacances, il ne laissait rien paraître. Je l’avais suivi comme un garde du corps  contre mon gré, disons protection rapprochée, dans ces quartiers sordides et peuplés d’immigrants où l’on pouvait se procurer ce poison qui le dépossédait de lui-même.

Je me rendis compte que son père était pleurnichard et que l’âge n’avait rien arrangé.

Je l’aurais presque bâillonné pour ne plus entendre cette voix fausse et hypocrite.

Elle me rappelait celle que j’avais déjà enregistré dans ma mémoire quelques décennies plutôt quand le mouflet faisait des bêtises et que le père voulait qu’on le sente éploré. Mais déjà à cette époque là ça sonnait faux à mon oreille.

A la télé, le regard des enfants orphelins arrachait le coeur

.

Il faisait gris sur Panam et nous ne nous étions pas réconciliés. Gris comme ces jours où vous avez envie de vous déclarer absent de la vie sociale, résolument dans votre robe de chambre pour la journée. La vie avait jeté l’ancre et la mer était d’huile. J’étais dans l’attente de mon godot sans la moindre indication sur les traits qui permettrait de le reconnaître, sur le  quai d’une  station, vers nulle part.

 

De la fenêtre je pouvais voir les gros camions sortir jour et nuit pour s’élancer sur le périphérique. Une espèce de centre de transit encore encastré sur le bord de la cité.

You’ll be a looser or a has-been

Just like in a solitary game

You’ll play and play again

And one day you’ll win

It can take a life

Just stick to your dream

La douce France se dévoilait à nouveau. J’avais quitté la sauvagerie des ces villes de grandes solitudes pour retrouver le sourire tranquille des gens de ces campagnes en voie de disparition. Je glissais dans cette douceur des après-repas, après l’apéritif qui a un nom singulier mais qui est souvent pluriel. Ajoutez à cela le sang du Christ et j’en devenais eucuménique, sensible à toutes les douceurs de l’humanité. Je ne voulais pas que ma mémoire oublie cette beauté naturelle des gens non stressés. Avec la déformation que j’avais pris après de longues années en Amérique du Nord, je scrutais ma place dans la queue mais les gens n’en avaient que faire, j’étais ridicule. Dieu que l’on pouvait être déformé. Dire que mon grand père venait du désert. Et qu’ils faisaient la queue pour abreuver leurs dromadaires.

Désert des Wahiba Sands

C’était là que je me sentais chez moi,  partout où il y avait cette humanité et du coup selon certains esprits étroits j’avais perdu mon identité. Et pourtant c’est dans ces moments d’extase que j’étais le plus terriblement humain. J’aimais cette plage que je n’avais vu que de loin, j’aimais ce rythme en dehors du tumulte. Je pensais à Jean-Léon de Médicis also known as Hassan El Ouezzane dont l’humanité n’avait été reconnue que du mauvais bord mais dont l’Humanité devrait se souvenir comme d’un exemple des effets de l’Amour universel, que beaucoup de ceux qui ont quitté le terroir ont découvert. Je ne voulais plus revenir en arrière.

L’enfant aveugle marchait dans un champ de mines, la bande de gamins qui le regardait était pétrifiée. Son propre oncle, très jeune, puisque sa mère avait été violée par des militaires de l’armée d’occupation à douze ans, n’avait déjà plus de bras. C’est qu’ici on envoyait les enfants déterrer le mines anti-personnel, certains y restaient ou revenaient avec des morceaux en moins. Ils vivaient entre ces épaves monstrueuses d’engins de guerre laissés, cuirasses de tanks et autres véhicules blindés. Le petit enfant aveugle ne savait pas où mettre les pieds et le chef de la bande lui criait de ne pas bouger en essayant de se rapprocher de lui pour le sortir de l’enfer. C’est à ce moment là de la déflagration eu lieu brouillant la vision dans un nuage de fumée opaque. La mine avait sauté à l’intérieur de moi-même. J’ai pleuré, c’était un film témoignage, sur certaines parties du monde où les caméras étaient bien souvent absentes, où les enfants n’avaient pas plus de valeur que leurs parents. Alors des cinéastes concevaient des films de bric et de broc pour témoigner.

J’avais été retenu comme il arrive parfois dans la vie quand on s’enfarge dans les obstacles, qu’on s’embourbe dans les aléas. Entre temps j’en avais vu des choses. Des milliers de mots qui n’ont pas été couchés sur le papier ou même sur la page virtuelle, peu importe. Comme disait cet écrivain dont je n’ai pas retenu le nom, une journée sans écrire est une journée perdue. J’ai senti la douleur subtile que cela procurait, une espèce d’amputation mentale temporaire. Un sentiment de culpabilité.

Charles avait resurgi un soir, alors que nous étions tranquillement en train de jouer à la playstation, geste citoyen de la modernité en route vers je ne sais où, le Grand Vide peut être.

Nous étions habitués à une meute de chiens qui ne sortait que la nuit et qui meublait régulièrement le silence du quartier, comme 101 dalmatiens, mais ils n’étaient qu’une quinzaine. Ils terrorisaient le quartier qui en devenait plus lugubre la nuit.

C’était un retour à Salé la triste, Salé la ville aux pirates.

J’étais reparti sans faire de bruit. Je n’avais que mes effets, j’ai appelé un ami qui est venu me chercher et avant de quitter j’ai glissé les clés dans la boîte aux lettres. Je n’avais de regret que pour les chimères que nous ne réaliserions probablement pas, l’énergie perdue.

Des explosions de colère que je ne comprenais pas et la dernière qui me signifiait que j’étais de trop. De toutes les façons des retrouvailles avec des êtres chers que je n’avais pas vus depuis un quart de siècle m’avaient bien remué. Je trouvais que la colère ne justifiait pas l’humiliation qui n’a d’effet que si on la ressent. Mais les mots avaient été lâchés à dessein.

Mon ami avait pris de l’âge comme tout le monde, dans un environnement hostile, les années aidant son caractère en a été transformé.

Je ne voulais pas perdre l’ami,  alors je suis parti. Toute discussion étaient inutile voire impossible.

Désert Blanc (III)

Par Karim Moutarrif

Je me souviens.

C’était un matin de mai. Mais je suis seul à connaître cette histoire. C’était il y a quelques décennies déjà.

Dans une petite ville du sud de l’Europe, au bord de la Méditerranée.

Dans la brume du temps, je me souviens.

Du premier voyage entre les cultures, de la rencontre des “autres”.

Je me souviens de la rivière, de mon grand chien blanc.

De la découverte des fourmis et des poussins, du jardin familial et de l’été.

Je pense que c’est là que s’est passé le plus beau.

Quelque temps après, un matin de mai, elle est partie.

Elle n’est jamais revenue, la pauvre.

Ce fut son trentième et dernier printemps.

Ce fut très bref. La fin brutale d’un cocon d’amour.

Une longue errance, celle d’une existence, s’ensuivit.Après le café noir matinal et les étirements devant le soleil, il glissa une cassette dans le lecteur.

Automne sur Cape Cod – banque photo libre de droits

Il retournait vers sa mère, parce qu’elle était la première femme qu’il avait aimée.

La première à partir.

Cet amas de terre restait le dernier lieu de rencontre avec celle par qui la vie était venue.

 Et même si j’étais revenu ici pour effleurer tes restes abs­traits, je ne t’ai pas connue ici.

Je t’ai connue dans un autre pays et tu n’étais déjà plus d’ici.

Tu avais changé, tu étais bien entrée dans le jeu de la dé­couverte de ce nouveau monde.

Tu me parlais une autre langue.

Peut-être que tu voulais m’extraire.

Ne parler qu’à tes enfants.

Tu ne m’as jamais dit que ce n’était pas “chez nous”.

C’est vrai que pour des enfants, ce sont des choses un peu abstraites.

D’autres s’en sont très vite occupés, mais je ne les ai jamais pris très au sérieux, bien qu’ils soient effrayants d’igno­rance parfois.

Avec toi, je ne faisais que suivre, tous les pays étaient les nôtres.

Cet amas de terre n’existera bientôt plus, la concession de la ville arrivait à sa fin.

L’année prochaine, les bulldozers passeront, les os seront rassemblés dans une fosse quelque part.

La pression foncière et les requins de l’immobilier se mo­queront alors de son culte.

Des hommes bien gras viendront visiter les lieux dans de grosses mercedes noires, cigare au bec.

Et les paris seront ouverts.

À ce moment là, il n’y aura plus aucun endroit pour la re­trouver.

Ses restes rejoindraient l’inconnu, l’immatériel.

Ça deviendra un coin de rue.

Le dernier lien avec cette terre sera rompu.

Ensuite il n’y aura plus que son imagination.

Elle était proche, mais je la sentais  absente.

Elle avait fermé petit à petit sa complicité envers moi.

Chaque jour, je perdais de ma substance.

Nous allions vers l’inévitable.

Il feuilleta son carnet de téléphone.

Cherchant une fuite vers l’ailleurs.

À qui parler?

Il passa en revue l’alphabétique.

Personne.

Asi vivait en Europe, il n’en avait plus de nouvelles, depuis belle lurette. Mariée à un beau parti, trois enfants, réussite sociale, gauche caviar.

Al était en quelque part en Afrique pour la vie,

Il n’aimait pas l’Occident même s’il y était né et y avait été bercé.

Il avait fini par fuir définitivement.

Il eut un dernier sursaut quand sa compagne accoucha, il repartit en Europe le temps d’une naissance.

Sa dernière adresse: une espèce de magasin général où on balance le rare courrier par un avion qui passe par là une fois par semaine et qui n’atterrit que quand cela s’avère d’une extrême nécessité.

Pas loin du lac Tanganyika et très proche des pygmées.

Kum s’était perdu à New York.

Il avait été impossible de le retrouver.

Pourtant je fis des recherches. Je finis par perdre espoir au bout de quelques années.

Entre-temps le pays où il était né avait changé de vocation, d’une domination à une autre. Lui qui envisageait déjà de clarifier les choses pendant la dictature antérieure, devait être à terre.

Kum était un excellent guitariste, mais maintenant il ne jouait plus. Il vendait des steaks sucrés et louait des voi­tures chez les humanoïdes.

Malik avait aussi pris la route du Nord. Il s’y était perdu.

Plus de nouvelles depuis.

Les années ont passé et les copains et les copines étaient devenus bedonnant.

Il y avait aussi ceux qui étaient morts sur la route, entre vingt et quarante ans, suicide, overdose ou sida.

Et pourtant l’été était magnifique et le ciel d’un bleu d’Afrique tout à fait particulier.

 

Il jeta de nouveau un regard circulaire sur ce monde du si­lence puis se retourna pour observer la mer qui ruait sur le platier de rochers, là-bas, au-delà de la route.

Il eut le sentiment d’appartenir à l’élément.

D’autant que l’océan ne se proclamait pas de la petitesse des hommes, il appartenait à tout le monde.

L’air iodé lui pénétrait les poumons.

C’était cette rupture qui le hantait.

La fin d’une course et l’heure des bilans.

La fin d’une vie et le début d’une autre.

 

Il avait choisi ce moment avec intention.

Il se souvenait de la magie du décor dans ce pays.

Quand le jour n’est plus le jour.

La tête dans les nuages, il était assis sur un tapis de nattes.

Dans un café de la ville du détroit.

Un café aménagé en terrasse.

Avec un grand verre de thé à la menthe, à portée de main.

Sur le bord d’une falaise. Vue sur la mer.

Les jours de beau de temps, de l’Afrique, on voyait l’Europe. Le monde à portée de la main et l’envie de traverser. Voir ce qui se passe derrière ces montagnes mystérieuses.

Y a t-il des gens comme ici? S’aiment-ils ?

Sont-ils solidaires? Sont-ils romantiques?

Les pensées se perdaient ainsi dans les sirènes des bateaux et le grondement des eaux de l’océan

Je me souviens de ces cieux chamboulés où rougeurs de l’astre de feu et nuages échevelés se livraient à une der­nière joute, à la nuit tombante

 Il n’était pas nostalgique et tentait de ne retenir que les éléments objectifs de ses souvenirs.

Souvenirs qu’il tentait de piéger là, sur la page.

Arrière-plan de l'été – banque photo libre de droits

Le cimetière était à l’écart des passages.

Il voulait ménager leur rencontre.

Ainsi, ils seraient en tête-à-tête.

Il repensait à tout ça, en regardant de la fenêtre de son bu­reau, au vingtième étage d’un building.

En bas, les humains  grouillaient comme des fourmis.

C’est sûr maintenant, il n’était plus un raté.

Il avait fait de l’argent comme ils disent, beaucoup d’argent.

Mais il s’en fichait. Comme il s’était toujours fichu de l’ar­gent, il le distribuait, faisant juste attention à toujours en générer par ses affaires, pour pouvoir en faire ce qu’il vou­lait vraiment.

Il aurait aimé lui en faire profiter à elle, mais elle n’était plus là.

Puis il leva les yeux vers le ciel et quand son regard se perdit, il eut une vision.

Le noble animal se détacha de la falaise en vol plané, les ailes déployées.

On pouvait suivre son ombre sur la roche ridée.

Il avait fait un rêve où il était un aigle, cette fois-ci.

On lui avait dit que Mouss travaillait dans une ville voisine. Il était employé de banque. Après avoir été un jeune foot­balleur de génie. D’une souplesse phénoménale.

Son voyage vers le nord n’avait pas été brillant.

Il n’est pas revenu bardé de diplômes comme beaucoup de ses congénères. En rentrant, il a tout recommencé.

Les chemins avaient divergé et ils ne s’étaient plus donnés de nouvelles.

 

Je me souviens de Mouss.

Un romantique.

Au lycée, tous les mercredis après-midi, moment de liberté pour nous pensionnaires, Mouss rentrait saoul et chantait Ne me quitte pas de Jacques Brel, dans les toilettes. Il en braillait et nous, public fidèle nous venions assister à la performance.

Il était très bon.

Je n’ai encore jamais vu personne faire aussi bien.

Il se disait que Mouss l’avait certainement oublié et pour­tant, il l’aimait bien.

Parfois l’enfant qui est en nous est réprimé au nom des contingences sociales.

Peut-être que s’ils se retrouvaient un jour, Mouss balaye­rait du revers de la main tous ces rêves, prétextant le temps qui passe ou encore la paternité.

Peut-être qu’il n’aimera pas parler du passé.

Il aurait aimé juste faire un tour dans ce passé.

Voir comment toutes ces personnes qu’il avait connues, avaient pris de l’âge.

Juste par curiosité.

À l’heure du bilan, il restait Mari.

Elle écrivait la terre rouge au pays des amérindiens et joi­gnait le sable à l’hiver.

Elle écrivait étrangement et plein de poésie.

Elle mélangeait le désert dans ses tableaux, la couleur de la terre avec ses vers.

Elle avait vu ce grand silence de poussières, toute petite, et c’était gravé dans sa mémoire, entre le plastique et le métal quelque part en Amérique.

Du coup, elle avait pris la langue à bras-le-corps et la fa­çonnait comme elle l’entendait.

Comme une dompteuse aurait amadoué un félin sans le moindre claquement de fouet, elle faisait mouvoir le monde par son verbe.

Mais même avec Mari, heureusement qu’il y avait cet ins­trument démoniaque appelé téléphone.

Sans le fil qui chante, leur amitié aurait périclité à coup sûr.

 D’ailleurs quand je déprime, je pense à Mari et c’est comme quand j’écoute du reggae, elle me stimule.

Mari, je l’admire.

Nous nous sommes connus, et nous sommes devenus  amis au téléphone. C’est dire les maléfices que cachent les appa­rences froidement design de cette invention.

Un autre hiver s’était écoulé sans qu’il puisse la voir. Mais il se dit que la prochaine fois qu’il lui rendra visite, il aura une bouteille de scotch cachée sous le paletot.

Peut-être même qu’il aura un manuscrit à soumettre à son regard acerbe. A sa réaction, il saura si ça vaut vraiment le coup de tenter la publication.

Mais peut-être qu’il ne la reverra pas.

Il faut dire que tout cela s’est passé en Amérique, et le temps y avait une autre valeur.

Le noble animal avait détourné sa migration vers le Sud.

Vers des territoires plus sauvages.

Il se recroquevilla pour observer de près cette ultime de­meure.

Il prit une poignée de terre et l’écrasa dans sa main tout en la soulevant.

Juste ce geste me rappelait que je n’avais probablement pas palpé la matière de cette façon-là depuis des années.

J’avais été happé par la civilisation des villes, j’avais perdu ces réflexes. Oublié de me référer à la terre et au ciel pour savoir quel temps il fera demain.

 Tout cela je l’avais appris.

Tout le monde le savait autour de moi, il était une fois.

Le dieu du vent fit le reste. La terre fut emportée

Cette tombe n’était qu’une porte vers ailleurs.

Vers un inconnu où se perdaient les êtres chers.

Un inconnu que les humains étaient incapables de décrire.

Autour de lui, il n’y avait que ça.

Que des gens désincarnés dont les corps n’existaient plus dès que la machine du temps s’était arrêtée pour eux.

Ils étaient probablement partis vivre une autre vie ailleurs.

Son regard se fixa sur la terre affaissée.

Témoin muet des secrets de la vie, de la mort.

Il resta ainsi à méditer pendant de longues minutes sur les années d’absence, de distance, de détachement.

 Je suis revenu pour flairer la trace de la première femme que j’avais aimée et qui m’avait laissée au bout du déses­poir.

Je suis revenu après avoir été délaissé de la femme que j’aimais.

Au bout du désespoir.

Et dans le fond, contre toute attente, c’était toi qui m’inspirais.

Je l’ai regardée à travers toi.

Je m’en suis rendu compte longtemps après