En ce premier juillet, la saison littéraire parisienne s’achève et l’une de ses manifestations majeures est passée presque inaperçue. Il s’agit de la rencontre : «De quelle langue es-tu ? La poésie contemporaine italienne dans une perspective transnationale plurilingue », qui a eu lieu à la librairie La tour de Babel de Paris, le 1er juillet dernier grâce à l’initiative de Mia Lecomte et de ses complices du centre CIRCE-Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.
On aurait tort de réduire cette rencontre entre les poètes Antonella Anedda, Marco Giovenale, Eva Taylor et le critique Fabio Zinelli de l’EPHE à un simple débat entre italianisants. Prenant au pied de la lettre l’injonction camusienne selon laquelle la seule patrie de l’écrivain demeure la langue, les instigateurs de la soirée ont proposé de déconnecter celle-ci du territoire qu’elle est censée représenter.
Entre langue et langage
La poète Italo-allemande Eva Taylor le 1er juillet à la librairie ” La tour de babel” de Paris
A l’heure du Brexit et des replis identitaires en Europe, cette hypothèse est une bouffée d’air qui réaffirme la vocation originelle de toute littérature : rendre compte de la condition humaine. Mais comment la traduire sans tomber de Charybde en Silla : soit dans le piège d’une littérature nationale avide de tirer à elle tout ce qui fait différence ou au contraire une littérature postmoderne qui déconstruit le matériau de la langue ne conservant que la virtualité du jeu pur. On trouve bien là l’opposition entre langue et langage, analysée par les linguistes et déconstruit naguère par un Jacques Derrida.
Pour illustrer cette polarité, l’œuvre de trois poètes a été mise à contribution. Si la poésie d’ Antonella Anedda est empreinte d’un lyrisme très contemporain, ce n’est qu’une apparence. Car elle est travaillée par le dialecte sarde de son enfance qui dédouble la langue d’écriture, l’italien, et lui donne tout son aplomb, c’est-à-dire sa gravité. Ces poèmes dialectaux à l’âpre sonorité latine ne revendiquent pas une identité régionale, explique le critique Fabio Zinelli ; on est loin en effet de la manière dont un Pasolini s’empare du frioulan comme manifeste politique. C’est au contraire de l’intérieur de la langue qu’ils agissent pour la tendre et faire advenir cette parole singulière qui s’échappe du plurilinguisme attribuée trop souvent à la seule déconstruction moderniste.
Formalisme postmoderne
Plus caustique et ludique, donc apparemment plusmoderne, Marco Giovenale construit ses poèmes à la manière d’un Francis Ponge comme des modes d’emploi ironiques qui, à chaque mot, se ramifient pour devenir logorrhée dont le rythme seul fait sens. On y retrouve le formalisme de la revue Tel Quel dont la source remonte à Mallarmé et à Valéry, bien sûr, et qu’aujourd’hui un Jean-Marie Gleize prolonge avec une approche intertextuelle très affirmée. Approche dont se revendique également le poète italien en faisant de l’Oggettistica, titre de l’un de ses poèmes, l’objet de son travail sur la langue.
Mais qu’en est-il pour l’exil ? Le plurilinguisme lié à cette expérience peut-il renouveler la langue d’accueil ? L’italo-allemande Eva Taylor ayant fui naguère le communisme de sa patrie d’origine, en doute. «Nous ne sommes pas des cosmopolites mais des réfugiés », avait précisé en introduction Mia Lecomte en citant la poète Amelia Rosselli. La langue seconde sert ici à refroidir la brûlante expérience de l’exil. C’est la langue de la mise à distance.
Sa poésie la reflète à sa manière. Attentive aux menus détails du quotidien, aux changements d’atmosphère, ses poèmes sont autant des signes qui balisent un territoire qu’il s’agit de se réapproprier et donc de nommer en lui incorporant cette torsion syntaxique propre à ceux qui viennent d’ailleurs. Ainsi peut se réaliser en catimini, un certain travail sur la langue. C’est d’ailleurs l’une des leçons de cette littérature contemporaine qui, se percevant en tant que « littérature mineure », accueille sur le même pied le formalisme postmoderne, le poésie dialectale et les écritures venant de l’expérience migrante pour en faire le lieu de convergence d’une littérature postnationale.
Ce n’est pas le cas de la littérature française qui reste, quoiqu’on en dise, profondément nationale dans ses modes de réception. L’idée selon laquelle Paris demeure la capitale mondiale des lettres conduit ses opérateurs à penser que la littérature française en est le réceptacle naturel. C’est cette opération de naturalisation qui est advenue à travers le manifeste d’une littérature-monde signé en 2007 par le gotha des écrivains francophones et français et dont le journal Le Monde a fait grand cas. Voilà bien un réflexe d’une littérature majeure avec ses qualités indéniables d’accueil certes mais aussi avec ses défauts dont le principal consiste à voir les littératures d’ailleurs comme une expression exotique de sa propre centralité. Après Ionesco, Beckett, des écrivains comme Nancy Huston ou encore la mauricienne Ananda Devi, le martiniquais Edouard Glissant, le québécois Jacques Godbout, l’haïtien Dany Laferrière, le congolais Alain Mabanckou, le malgache Jean-Luc V. Raharimanana deviennent ainsi partie prenante de la littérature française.
C’est d’ailleurs tout l’intérêt de cette rencontrequi ne se contente pas de théoriser mais donne à voir presque in vitro les élaborations en cours au sein d’une culture qui se considère « en marge » selon l’acception même d’un Paul Valéry. Nul besoin de remonter à Dante ou Pétrarque qui très vite avaient perçu la fragilité congénitale de l’italien pour comprendre que c’est justement cette faiblesse – le déficit d’état unitaire- qui lui a permis de devenir durant le Cinquecento la langue européenne de la culture.
DieWeltliteratur
Aujourd’hui par rapport au français, à la forte armature syntaxique, l’italien se trouve donc plus à même d’ouvrir une nouvelle et très ancienne perspective sur la langue qui n’est plus seulement le marqueur d‘une identité nationale mais aussi le véhicule d’une culture qui dès l’origine a été transnationale. Or ceci passe par ce que Deleuze et Guattari ont appelé après Kafka une « littérature mineure » ; ce qui implique l’approfondissement de l’expérience de l’exil et de l’immigration. Car c’est en subsumant l’expérience migratoire dont elle est porteuse avec ces 25 millions de migrants en un siècle que l’italien peut contribuer à faire éclore, en concordance avec les autres langues, l’avènement de ce que Goethe appelait déjà de ses vœux en 1802 : la littérature-monde. DieWeltliteratur
La quatrième dimension
En faisant éclater la chaîne du livre, l’avènement du nouvel environnement numérique peut en quelque sorte la favoriser. Mais pour réaliser pleinement les conditions de cette littérature monde, les opérateurs des littératures nationales (c’est à dire les éditeurs, les critiques, les libraires, les journalistes à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales) doivent prendre en considération un quatrième élément et peut-être le plus difficile : l’œuvre des écrivains ayant publié en dehors de leur aire linguistique d’origine. En acceptant de « rapatrier » ces écrivains autochtones écrivant dans une langue étrangère, ces littératures se grandiraient non pas en récupérant les plus célèbres d’entre eux mais en rendant visible à la face du monde ce qui demeure caché : la nature plurilingue et transculturelle de toute culture nationale. Ce pari n’est pas gagné tant s’en faut. Mais des voix se font entendre désormais pour bousculer le postulat de l’ autochtonie littéraire comme celle de Lamberto Tassinari dont l’essai John Florio alias Shakespeare (éditions du bord de l’eau ) vient d’être publié cette année 1 . C’est pourquoi on ne peut que féliciter les instigateurs de cette rencontre et les encourager à poursuivre ce travail si nécessaire.
Je vous propose un vieux texte, vieux quant à sa date de composition mais assez jeune, je crois, si on considère les enjeux dont il traite. Un peu d’histoire: à Montréal au mois d’avril 2001 je participais au colloque Le grand récit des Amériques: polyphonie des identités culturelles dans le contexte de la continentalisation, chapeauté par Frédéric Lesemann, Jean-François Côté et Donald Cuccioletta du “Groupe de recherche interdisciplinaire sur les Amériques”, en présentant une communication qui avait pour titre “La transculturation, phénomène identitaire des Amériques [?]”. Les actes du colloque ont été publiés la même année par les Éditions IQRC/PUL mais le texte de ma communication qui avait suscité quelques vives discussions lors de ma présentation, ne fut pas retenu par le comité de rédaction du recueil et cela sans qu’on me donne promptement des raisons plausibles. Je n’ai jamais officiellement protesté et la chose a été vite submergé par le temps…Maintenant les convulsions du capitalisme, la crise écologique évidente et des élections décisives aux États-Unis ramènent cet article à l’actualité.
Quand les organisateurs du colloque sur Le grand récit des Amériques (Montréal, 2001) m’ont invité à y participer, le titre de ma communication s’est imposé tout naturellement. Ce n’est qu’en cours d’écriture, toutefois, que j’ai compris qu’il était nécessaire d’orienter mon discours dans un sens plus critique, ce qui m’a fait spontanément ajouter un point d’interrogation au titre.
Il faudrait toujours commencer par se demander dans quelle mesure et comment une initiative intellectuelle touche le monde, contribue à le changer. À ce sujet, le groupe du Mauss (le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), avait bien formulé cette interrogation en affirmant, et cela était son mandat, que : « il faut que tout questionnement, outre que scientifique et épistémologique, soit aussi moral, politique et existentiel[1] ». Le manifeste du groupe poursuivait en affirmant qu’il faut vouloir changer le monde, même si on court le risque de faire rire de nous.
Je partage ces idées, cet engagement.
L’illusion américaine
J’ai vécu 36 ans en Europe, plus particulièrement dans quatre villes d’Italie, et 20 ans en Amérique, à Montréal. Je m’aperçois maintenant, vingt ans après, qu’au cours de mon expérience américaine je me suis fait, comme d’autres nouveaux venus, de colossales illusions au sujet de ce continent en croyant que beaucoup de choses fondamentales, impossibles en Europe, étaient, par contre, ici possibles. Que l’on soit Américain de naissance ou immigrant, nous tombons tous facilement, dans le piège du rêve américain. À cela il y a plusieurs causes, toutes bien connues et souvent répétées. La première est que l’Amérique, n’ayant pas vécu la sombre profondeur du Moyen Âge, semble légère et fraîche, libre ; une autre est l’hybridation fabuleusement rapide, confrontée à la lenteur européenne, qui donne aussi un sentiment de liberté; la troisième est que le capitalisme importé d’Europe s’est développé dans le Nord, notamment aux États-Unis, avec une incroyable vivacité (virulence), en instaurant une société horizontale présentée et vécue comme «la plus grande démocratie au monde». Enfin, mais cela peut-être est la cause première, l’espace. Selon l’interprétation de Jean Baudrillard, l’espace est en fait le principal responsable de la naissance de la mythologie de l’Amérique, car tout est fondé là-dessus tandis que, en Europe, tout est territoire.
Le grand récit
Avant même d’imaginer une citoyenneté des Amériques, il faudrait régler le problème civique dans chacun des pays de ce continent et, pourquoi pas, des autres aussi. Au Canada notamment et au Québec où, quarante ans après la Révolution tranquille, nous sommes à peine au début d’un échange dialectique, au bord de l’éclatement d’une crise entre les différentes composantes de la galaxie nationaliste, une crise qui pourrait amener à une refondation de la nation comme le souhaite Gérard Bouchard. Un mouvement, celui-ci, qui pourrait aller encore plus loin que ça et dans un sens beaucoup plus radical, jusqu’à voir l’idée même de «petite nation» se défoncer et aboutir à une solution plurielle canadienne, nouvellement fédérative et républicaine. À un État post-national, non idéologique, faible [2]. J’ai longtemps rêvé d’un Canada enfin post-colonial où les deux grandes cultures de la modernité auraient su fonder une cité autre à travers une véritable catharsis transculturelle. La transculture vue comme la conscience, le désir et la poursuite officielle de la transculturation qui en représente le processus. J’ai entretenu ce projet utopique pendant une longue période comme animateur, avec d’autres, du magazine transculturel ViceVersa fondé à Montréal en 1983. Cette revue, publiée en plusieurs langues sans traductions, en treize ans d’activité, a apporté à la cause de l’imagination sociale le fruit théorique, je crois, le plus valable : son existence même, sa parution physique. Elle a été exemple et modèle d’une vision transculturelle de la société que nous n’avons pas, malheureusement, réussi à transmettre politiquement à quelque niveau que ce soit. Peut-être que le temps n’était pas venu, comme on dit. Fausse conscience et mots d’ordre nationalistes à Québec comme à Ottawa, avec d’autres causes structurelles, n’ont pas permis au magazine à influencer d’aucune manière appréciable la sphère sociale et politique. Aujourd’hui, toutefois, quelque chose doit avoir changé si l’écrivain et essayiste Jean Larose peut écrire, parlant des Québécois dans son mémoire présenté aux états généraux sur la langue, au printemps dernier, que « nous sommes Anglais et Américains ». Peut-être que les temps annoncés par ViceVersa sont finalement, timidement arrivés.
Américanité ?
Je me pose la question : existe-t-il une spécificité américaine, une américanité ? Oui, elle existe. Mais sa signification est incertaine et elle ne garantit ni ne résout rien sur les plans théorique ou pratique. Américanité semble être synonyme de transculturation, et transculturation signifie métissage, hybridation, osmose, créolisation, fusion, etc. Tous phénomènes qui renvoient à l’échange pacifique, à une dimension démocratique. Mais l’américanité, à l’échelle du continent, se révèle plutôt comme un «en puissance», un devenir naturel et spontané, qui s’est peut-être réalisé à quelques reprises ici et là, surtout en Amérique centrale et dans les Antilles, comme énergie qui fait fondre des corps, des langues, des cultures. Aux États-Unis, ce phénomène ne s’est manifesté que d’une manière incomplète et ambiguë, celle du “melting pot” où les Afro Américains, ainsi que d’autres minorités, n’ont jamais fusionné. Et pourtant, malgré ce manque, ou grâce à lui, l’américanité des États-Unis est devenue mythe. Vertu ineffable reliée à la façon de vivre l’espace. C’est ça, la liberté américaine. Pour Jean Baudrillard, l’Amérique est « l’espace où toutes les cultures, toutes les ethnies, toutes les fonctions peuvent se donner libre cours [3]» et, ajouterais-je, dépenser. C’est la mythologie, le mensonge du rêve américain : ce que l’Amérique, les Amériques, promettent, annoncent mais qu’elles ne maintiennent pas. Le titre de ma communication aussi reflète, je le répète, cette idéologie: la transculturation a été un processus spontané qui n’est jamais devenu devoir-être, programme social et politique dans permisaucun pays américain. Le pays qui s’est le plus approché d’une politique transculturelle a été, il faut le dire, le Canada avec sa Loi de 1971 sur le multiculturalisme qui a fait de cette politique la doctrine officielle censée régir les rapports entre les différentes cultures composant la mosaïque canadienne. Mais cette doctrine d’État n’est que l’extension, de nos jours on dirait politically correct, de l’affirmation des droits de l’Homme et du citoyen, issue de la Révolution française. Certainement pas «lettre morte», mais pas lettre vivante non plus. En tant que tel le multiculturalisme n’a été qu’une approximation maladroite de ce que pourrait et devrait être une politique transculturelle. Dans le cercle de la revue ViceVersa, nous aimions répéter avec un brin de suffisance que la transculture était la vérité du multiculturalisme. En d’autres termes, le multiculturalisme a représenté le maximum de ce qu’a pu et peut offrir une démocratie capitaliste sur le plan du droit à la différence culturelle et à l’égalité. De nos jours, le succès théorétique du terme transculturation, forgé en 1941 par le Cubain Fernando Ortiz, est un succès académique dans tous les sens du terme, c’est-à-dire élitiste et velléitaire, un succès accompagné d’un mélancolique manque de développements sur le plan politique. Il suffirait de considérer l’état de la démocratie canadienne, coast to coast pour se rendre compte des graves lacunes dont elle souffre dans des secteurs vitaux comme la finance et la fiscalité, la lutte contre la criminalité, l’environnement.
Critique du Nouveau Monde
Dans la première moitié du XIXe siècle, où la notion de progrès faisait un consensus presque universel en Europe, l’Italien Giacomo Leopardi, ni historien ni économiste mais poète qui se révélera à la postérité comme un philosophe surprenant, adresse des propos sarcastiques à la civilisation des États-Unis, pays modèle déjà pour tout progressiste de l’époque. Du reste – écrit-il dans un poème en prose de 1836 – elle ne se privera pas, cette généreuse race humaine, de tremper ses mains dans le sang chéri des siens; au contraire, on verra couverte de carnages l’Europe et la terre de l’autre côté de l’océan Atlantique, cette jeune nourrice de la vraie civilisation, chaque fois qu’un malheureux différend à propos de poivre, de cannelle ou de toute autre épice ou bien de canne à sucre ou qu’une contestation quelconque dont l’argent est l’objet amènera des armées composées de frères à entrer en lutte[4].
Leopardi est l’un des rares écrivains et penseurs européens à se faire très peu d’illusions sur le Nouveau Monde après avoir aisément constaté sur quels principes se fonde la nouvelle civilisation. En effet, transplantées en Amérique du Nord, la production capitaliste, l’économie de marché, avec d’autres idées et techniques modernes issues du Vieux Monde, sont devenues ce que nous voyons. Très vite le libre marché a tout bouffé et, un siècle et demi plus tard, l’on se demande ce qui resterait de cette civilisation si nous supprimions le marché.
Donc, si américanité est synonyme de transculturation, il faut convenir qu’elle est programme vague, objectif incertain. Non pas réalité. Les États-Unis sont le centre névralgique, le moteur et en même temps le point de crise, le trou noir des Amériques comme ils le sont de la planète entière. Ils sont le lieu où se joue le sort du rapport entre capitalisme, socialisme et démocratie, car c’est ici que le capitalisme a produit son maximum d’efficacité en réalisant le maximum de démocratie compatible avec le système. Il faudrait reprendre en société, par des mouvements et des groupes de travail politique, je veux dire à d’autres niveaux qu’académiques, la réflexion sur l’analyse de Joseph Schumpeter qui estimait, il y a plus d’un demi-siècle, que le capitalisme est destiné à succomber à son succès et non pas à ses échecs[5].
Au moment même du succès incontesté du capitalisme il y a donc de quoi espérer ! Et pourquoi globalisation ne pourrait-elle pas être la maladie sénile du capitalisme, celle qui va le faire, littéralement, éclater de santé? C’est le capitalisme, ce Bien-portant imaginaire, pour paraphraser Molière, qu’il faut soigner. C’est alors qu’on pourra créer une pleine citoyenneté et enfin écrire le grand récit des Amériques. Une citoyenneté nouvelle, autre, c’est-à-dire un état civique, politique mais aussi économique, aux Amériques comme en Europe, en Asie comme en Australie : le grand récit du monde, quoi ! L’état moderne, la res publica moderne n’ont rendu possible, depuis deux siècles, que l’affirmation théorique, juridique, abstraite de l’égalité des citoyens, ce qui laisse de côté la solution des injustices sociales et économiques, la dignité humaine, et finit pour nous laisser dans une démocratie fort imparfaite. Il faut développer jusqu’à l’intolérable le potentiel démocratique de ce système afin que, en s’affirmant, les principes démocratiques transforment les principes du profit en reliant la “main invisible” d’Adam Smith à un cerveau rationnel et sensible. Utilitarisme à outrance, en appliquant au capitalisme sa propre logique, voici la thérapie qui pourrait être fatale au capitalisme. Le vacciner, pour ainsi dire, ce Bien-portant imaginaire, pour réussir à éliminer tout ce qui n’est pas utile, non pas à une caste de privilégiés mais à la société entière. Une citoyenneté des Amériques a du sens à condition qu’on s’organise à l’échelle du continent contre une économie panaméricaine de marché (qu’annoncent tous les accords, en cours et à venir), en faveur d’une économie panaméricaine avec marché selon la vision du groupe du Monde diplomatique. La logique du marché global à laquelle toutes les économies nationales de la planète adhèrent est en train de liquider l’État-Nation. Cela serait, d’après moi, un bien si les États-Unis n’étaient pas les seuls à vouloir survivre à ce processus en tant qu’ État-Nation par excellence qui détient le pouvoir presque total sur le reste du monde. Mais ce ne sont pas les seuls Etats-Unis qui sont la cible. C’est une hypocrisie qui cache la farouche compétition entre capitalistes, celle qui identifie dans les États-Unis les seuls ennemis des cultures nationales faibles. Le monde entier regorge d’Amerikaners, les Américains du reste de la planète, producteurs dans le plus pur style américain et hollywoodien de marchandises allant des automobiles aux programmes de télévision et virtuels, au cinéma, aux livres, à la publicité. La spécificité culturelle est un leurre si l’offensive contre la marchandise culturelle américaine ne naît de l’action d’individus, de groupes, de communautés tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des États-Unis, qui soient porteurs d’une autre vision du monde, essentiellement différente de la vision dominante, capable de contester non la simple et pure provenance géographique de la marchandise mais justement son caractère de marchandise culturelle.
Ce qui mènerait vers une société transculturelle authentique, laquelle pourrait affronter autrement la difficulté capitale de ce continent : le rapport avec les Autochtones. La relation des Européens avec les peuples autochtones des Amériques a été vécue comme une tragédie sans issue, car l’impact originel entre les corps, les techniques et la pensée des Blancs et ceux des Indigènes a produit une distance qui, comme celle entre Achille et la tortue, ne pourra jamais être comblée, un dommage irréductible, que seule la “renonciation” aux fondements de notre civilisation pourrait guérir. Les découvreurs-colonisateurs-civilisateurs-évangelisateurs débarqués dans les Amériques, en s’apercevant que ces terres étaient “occupées”, auraient dû civilement rebrousser chemin en se limitant peut-être à laisser des missions diplomatiques auprès des peuples visités. Ils ne l’ont pas fait. Ce qui oblige leur postérité à réparer, pas avec des dollars et quelques réserves mais, tout simplement, en changeant de civilisation ! Deux citations en guise de conclusion :
Max Weber a dit, il y a presque un siècle, que « il faut arriver au désenchantement pour pouvoir débuter la grande politique ».
Nous y sommes.
Horkheimer et Adorno écrivent dans l’introduction de Dialectique de la raison : « Il ne s’agit pas de conserver le passé, mais de réaliser ses espoirs ».
Ce qui peut bien demeurer notre devise.
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[1] Alain Caillé, Critique de la raison utilitaire. Manifeste du Mauss, La Découverte, 1988.
[2] Les termes de «faible» et de «faiblesse forte» ont été utilisés dans l’ébauche d’une théorie transculturelle entreprise par Fulvio Caccia et moi-même. Nous les avions élaborés à partir de la lecture de philosophes tels Gianni Vattimo, Gilles Deleuze, Félix Guattari mais aussi, directement, de Nietzsche et Heidegger.
Vers la fin des années 1980 j’écrivais: « L’immigrant perd souvent sa culture et sa langue. Nous voulions renverser cette image négative et présenter la faiblesse de l’immigrant comme une force. Il nous semblait nécessaire de déplacer le centre d’une culture donnée pour intégrer les autres, d’oublier nos nationalismes respectifs sans perdre pour autant le sens de nos cultures d’origine. La transculture est un humanisme basé sur l’idée que les cultures fortes sont condamnées (…) L’éclatement de l’identité forte traditionnellement associée à ces cultures coïncide avec l’émergence de nouveaux sujets sociaux, métis issus de la périphérie des empires, porteurs d’une révolte, d’un désir de subversion d’autant plus radical qu’il n’est ni politique ni idéologique. (…) Cet humanisme présuppose une personnalité non fermée, non finie, impure. Une identité qui n’enfonce pas ses racines dans le terroir, qui soit multiple sans pourtant être bâtarde, qui ne soit pas normale.» Lamberto Tassinari, La ville continue. Montréal et l’expérience transculturelle de ViceVersa inRevue internationale d’action communautaire, 21/61, 1989 ; maintenant inUtopies par le hublot, Carte blanche, 1999, p.13-28.
[3] Jean Baudrillard, L’Amérique ou la pensée de l’espace in Citoyenneté et urbanité, p.162, Esprit, 1991.
[4] Giacomo Leopardi, Palinodie, traduction française , Allia 1997. C’est moi qui souligne. L’argent est la valeur ultime, la «res» la plus «publique» de la république étatsunienne.
[5] Joseph Schumpeter, Socialism, Capitalism, Democracy, 1942.
It’s already been 50 years since a health condition known as environmental sensitivities (ES) started to emerge. People with ES are the proverbial canaries in a coal mine — warning the rest of the population of danger ahead, kind of like extreme weather.
It’s time to start paying attention to the “canaries” — in the medical profession, in the public health care system, in the workplace and in society at large. Ignoring them puts a big strain on the purse strings of a health care system unable to meet the complex needs of three per cent of the Canadian population (and growing).
According to a Statistics Canada survey, there are at least 850,000 people diagnosed with environmental sensitivities in Canada. This number went up by a whopping 34 per cent from 2005 to 2010.
There is now growing consensus that continual exposure to low doses of everyday chemicals can trigger dysfunction of the immune system and changes in brain activity (neurobiological sensitization).
Think a toxic injury that doesn’t heal. If you are susceptible, exposure to small amounts of chemicals every day creates a “body burden” that impacts multiple biological systems (nervous, digestive, respiratory system, etc.). Typically, you don’t detox very well, and repeated exposures can trigger the “on” switch in your brain, making you hypersensitive.
The result is illness and disability, according to Dr. Molot, a leading expert in environmental medicine and author of 12,000 Canaries Can’t Be Wrong.
Age and sex differences also distinguish people who react to things that are often not perceptible to others.
Twice as many women compared to men are affected by environmental sensitivities. In fact, it is well established that women are generally more likely to develop chronic conditions than men. Recent olfactory system studies show that women have a more acute sense of smell, which is one of the connections with multiple chemical sensitivities.
According to an Ontario report (2013), environmentally linked conditions are most common in middle age — hitting people when they are most likely to be productive, employable and contribute to the economy and society. This differs from other chronic conditions, like heart disease, that are more likely to occur in senior years.
The detailed proposal backing that report indicates that some five per cent of Canadians, or 1.4 million people, are living with multiple chemical sensitivities (MCS), fibromyalgia and/or chronic fatigue syndrome, more than people with Alzheimer’s, Multiple Sclerosis and Parkinson’s disease.
The health impact on people with all three environmentally linked, complex chronic conditions is similar to heart disease and greater than cancer.
The burden is even greater when you consider the difficulties of seeking recognition and accommodation in the workplace, public spaces or even where you live. The result is rampant isolation, stigma and discrimination.
Legal recourse is a big deal. It was only in 2011 that the Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Quebec recognized environmental sensitivities as a disability to be accommodated under human rights legislation. This was recognized in Ontario in 2000 and federally in 2007.
Increasingly environmental sensitivities are being recognized at all levels of government since the diagnostic criteria was accepted internationally and in Canada.
But health care is a challenge even in provinces where they have long been recognized. Nova Scotia, Ontario and now British Columbia have the only publicly funded clinics that assess or treat people with environmental sensitivities. The assessment-only clinic in Ontario has a three-year waiting list. In Quebec, you are sent on a maze of visits to public health specialists, usually uninformed about how to assess or treat the condition.
To say that Canada lacks a common standard of care for people with environmental sensitivities is more than an understatement, it is an emerging crisis. Even when there are services, they are not enough or not the right ones.
According to John Doherty, co-chair of the Ontario Centre of Excellence in Environmental Health (OCEEH), the province is spending over $150 million a year in “inappropriate physician services” and sufferers are still not receiving the care they need. And that’s in Ontario alone.
We can do better. There is already enough evidence. It’s now time to act.
In 2014 at Queens Park, government officials publicly recognized the need to bring the issues related to environmentally linked conditions out of the shadows. This public thumbs-up has sparked hope across the country.
The Environmental Task Force on Environmental Health (2014) needs to act on the proposal to create an Ontario Centre of Excellence in Environmental Health (OCEEH). This centre would set the bar for health care, social supports, policy support and infrastructure for leading edge education and research on MCS, fibromyalgia and chronic fatigue syndrome.
What happens in Ontario could create a ripple effect in other provinces, Quebec included.
On a national level, education on environmental health needs to be mainstreamed in medical schools and within the public health care system.
Unmet health care needs are a costly burden on people and on the health care system. Better policy and care would lead to early diagnosis. This would not only reduce referral costs but could prevent the onset of overlapping conditions.
It’s time to apply the precautionary principle as a basis for environmental and public health policy.
And it’s time to end the stigma of environmental sensitivities. Covering your eyes, ears and nose won’t make chronic environmentally linked health conditions go away anytime soon.
A propos du livre de Bernard Lahire, Pour la sociologie et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », Paris, La Découverte, 2016 .
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Il peut sembler étrange, en 2016, presque cent ans après la mort de Durkheim, de voir la sociologie toujours accusée de nier la liberté humaine et de destituer l’individu de sa souveraineté. N’était-ce pas là déjà ce qui était reproché, au tournant des XIXe et XXe siècles, au fondateur de la sociologie française ? La nouvelle discipline ne s’est pas imposée dans l’Université sans provoquer de vives résistances ; l’auteur des Règles de la méthode sociologique, aux yeux d’une tradition universitaire très conservatrice, était coupable de faire voler en éclats ‒ suivant les traces de Spinoza ‒ la croyance dans un libre-arbitre autonome et tout-puissant, et de ne voir dans l’individu qu’un simple produit de la communauté, dans ses comportements comme dans ses représentations, ses projets ou ses désirs les plus intimes.
Ce sont pourtant ces mêmes résistances qui s’expriment aujourd’hui derrière les reproches adressés à la sociologie par un certain nombre d’intellectuels, de journalistes ou d’hommes politiques. Et bien sûr, les conflits théoriques, voire philosophiques, sont porteurs – comme ils l’étaient à l’époque de Durkheim – d’enjeux politiques particulièrement forts dans le climat actuel de la France. Les tensions à la fois révélées et exacerbées par les attentats de janvier, puis de novembre 2015 à Paris ravivent une controverse qu’on aurait pu croire éteinte, ou du moins apaisée, après plus d’un siècle de travaux sociologiques publiés en France et ailleurs… Il était nécessaire de prendre la défense de la sociologie : c’est la tâche à laquelle Bernard Lahire consacre son dernier livre. Il y rappelle la force critique et le pouvoir explicatif du regard que porte cette discipline sur la réalité humaine, mais surtout il s’attache à réfuter la principale accusation portée contre elle : la sociologie ne serait qu’une vaste entreprise de justification de la délinquance en général. Contextualiser les incivilités, les actes de terrorisme ou les crimes reviendrait à excuser leurs auteurs ; chercher à reconstruire le parcours singulier d’un élève en échec scolaire, d’un kamikaze, d’une prostituée ou d’un trafiquant de drogue à partir des expériences qu’ils ont vécues et des contextes sociaux, économiques, culturels et familiaux dans lesquels ils ont évolué, ce serait simplement les déresponsabiliser. La sociologie est ainsi accusée par ses adversaires de diffuser ce qu’ils appellent une culture de l’excuse… Mais elle n’est pas la seule visée. Il est clair que les sciences sociales dans leur ensemble le sont également (on pourrait, par exemple, en arriver à reprocher à des historiens comme Raul Hilberg ou Christopher Browning, ou à des chercheurs en psychologie sociale comme Harald Welzer, d’avoir justifié les bourreaux nazis parce qu’ils ont mis à jour la logique du processus génocidaire et essayé de comprendre comment des « hommes ordinaires » deviennent des « meurtriers de masse »…)
Il est difficile de vaincre les résistances, parce qu’elles proviennent d’une vision du monde ancrée dans une sphère non rationnelle, mais affective : chacun est maître de son destin, choix et comportements sont le fait d’une volonté individuelle que rien ne détermine en amont, la réussite d’une vie n’est due qu’à des dons naturels (et les inégalités sont donc elles aussi de nature…) Toute mise en cause de ces croyances suscite, encore aujourd’hui, de vives réactions émotionnelles. Mais on peut en revanche dissiper les malentendus et les différentes formes de méconnaissance dont la sociologie continue d’être l’objet. C’est ce que ce livre s’attache à faire, en déconstruisant certaines idées reçues dont la plus répandue est sans doute la confusion entre expliquer, comprendre et excuser. Le contexte social et politique d’aujourd’hui donne un relief particulier à quelques problèmes centraux que la sociologie a affrontés dès sa constitution comme discipline scientifique : le rapport du fait et du droit, la question du déterminisme et du sens à lui donner dans le champ des phénomènes sociaux, la place de l’individu.
Au risque d’enfoncer des portes ouvertes depuis déjà un certain temps (mais qui ont tendance, en ce moment, à se refermer…), il faut quand même rappeler que la connaissance scientifique est désintéressée. Elle n’a pas pour objectif premier de transformer la réalité, mais de la connaître, en dégageant des régularités dans la profusion des faits qu’elle observe, décrit et classe. Elle dit ce qui est, non ce qui doit être. Là encore, la posture du sociologue est analogue à celle de Spinoza (que cite Lahire et dont Bourdieu lui aussi revendiquait l’héritage) face aux choses politiques : mettre ses soins « à ne pas tourner en dérision les actions des hommes, à ne pas pleurer sur elles, à ne pas les détester, mais à en acquérir une connaissance vraie » (Traité politique, chapitre 1). Mais si le savant s’abstient de porter un jugement de valeur sur ce qu’il étudie, cela ne l’empêche pas d’avoir, de par le choix de son objet, sa grille d’interprétation ou son engagement dans la cité, ce que Max Weber appelait un rapport aux valeurs, et qu’il distinguait, justement, de l’appréciation morale. C’est la confusion des deux qui amène à voir dans la sociologie une « culture de l’excuse ». Préférer vivre dans une société qui respecte les droits fondamentaux des individus, et dans laquelle la sécurité ne soit qu’un moyen de garantir la liberté, celle-ci restant la fin dernière de toute organisation politique, privilégier la prévention par rapport à la répression, l’éducation par rapport à la coercition, cela ne signifie aucunement qu’on cautionne les actes de délinquance et n’interdit pas à la justice de faire son travail. Par ailleurs, la suspension de toute visée d’action immédiate sur la réalité et l’effort vers plus de détachement affectif – autant que faire se peut– à l’égard des actes en question et de leurs auteurs (la « distanciation » dont parlait Norbert Elias) sont aussi ce qui permet à la sociologie d’avoir un intérêt pratique : comprendre les processus à l’œuvre dans la transformation d’un délinquant « ordinaire » en criminel ou en terroriste, par exemple, aiderait à trouver des solutions durables et à prévenir l’apparition de comportements répréhensibles.
Quant au déterminisme, la défense de la sociologie consiste d’abord à dépasser la classique opposition de la société et de l’individu que Lahire, dans le sillage d’Elias, se refuse à considérer comme deux réalités séparées, extérieures l’une à l’autre, telles le sel et le poivre (la formule est d’Elias), dont la première agirait mécaniquement du dehors sur la seconde. Le rapport entre société et individu ne doit pas être pensé en termes d’influence, mais d’interdépendance ; dans cette perspective, l’individu est tout sauf un produit passif de la collectivité. Il se constitue par le réseau des relations et le contexte dans lesquels il est inséré ; la sociologie, loin de le déprécier, lui donne au contraire une dignité, en lui restituant l’histoire et l’expérience sociale qui seules peuvent rendre compte de son parcours singulier. Accuser alors la sociologie de ne faire aucune place à l’individu relève au mieux de la méconnaissance, au pire de la paresse intellectuelle et de la mauvaise foi, puisqu’elle cherche au contraire à le comprendre dans sa singularité, à rendre intelligibles ses choix, ses errances, ses succès et ses échecs. Il n’est rien dont elle doive renoncer à rendre raison, et la libre volonté auto-engendrée pour expliquer un acte ou un comportement n’est que le refuge de l’ignorance. Il ne s’agit pas de nier la volonté qui se manifeste par des choix, mais de la voir comme un effet et non plus comme une cause. C’est alors seulement qu’on est en mesure d’analyser, entre autres, les situations de domination. La volonté individuelle a une genèse, les choix ne sont pas faits dans un vide, mais toujours à partir d’un ensemble de conditions familiales, affectives, culturelles, sociales, économiques, d’un enchaînement de situations qui ont ouvert des chemins (et en ont fermé d’autres). Ainsi, on voit bien qu’un « contexte » ne détermine jamais directement l’existence d’un individu, contrairement à l’image caricaturale de la sociologie que les détracteurs de cette discipline présentent à l’opinion publique ; il ne fait que délimiter un espace de possibilités.
La formation du citoyen n’est certes pas une préoccupation nouvelle en France, mais depuis les attaques terroristes de janvier 2015 à Paris, on assiste à un véritable déferlement d’injonctions bien-pensantes et de discours édifiants, qui s’adressent en particulier aux « jeunes ». L’institution scolaire est bien sûr concernée en priorité. Journées « laïcité », enseignement civique et moral incluant notamment l’apprentissage de la Marseillaise et la connaissance des symboles de la République, affichage obligatoire dans tous les établissements scolaires de ces symboles, de la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen de 1789 et, depuis 2013, de la Charte de la laïcité, l’Education nationale n’épargne aucun effort pour faire pénétrer dans l’esprit des écoliers, collégiens et lycéens français les fameuses « valeurs de la République ». Transmettre et faire partager ces valeurs n’est plus seulement une « mission », mais, aujourd’hui, l’une des « compétences » professionnelles des enseignants…
On a déjà vu plus haut comment la compréhension sociologique, en resituant les actes humains dans leur contexte et en en éclairant les déterminations, peut offrir une alternative au recours à l’autorité répressive pour résoudre les problèmes que rencontre notre société. De façon parallèle, dans le champ de l’éducation, l’esprit sociologique pourrait représenter une alternative à cette approche moralisatrice, largement dominante en France, de la question de la citoyenneté. Argument supplémentaire en faveur de la sociologie et de la fonction qu’elle pourrait avoir aux côtés d’autres disciplines, selon Lahire, si ses acquis et les « habitudes intellectuelles » qu’elle met en œuvre étaient enseignés dès l’école primaire (au prix des adaptations pédagogiques nécessaires). Plutôt que de prêcher la tolérance et le respect de la différence, on pourrait sensibiliser très tôt les élèves à la diversité sociale, culturelle et religieuse du monde : par la pratique de l’observation, de la comparaison, de l’enquête, de la description à l’aide d’un vocabulaire approprié, par l’apprentissage des langues étrangères, vivantes et mortes, à travers lesquelles ils découvriraient d’autres manières de penser, de sentir et d’organiser la réalité, par l’histoire et la géographie, par la littérature (La comédie humaine, les Essais de Montaigne, LesBuddenbrook,Le guépard, pour ne donner que ces exemples, sont aussi à leur façon des œuvres sociologiques, ou à dimension sociologique). La plupart de ces disciplines sont bien entendu déjà enseignées, même si certaines comme les langues anciennes sont aujourd’hui menacées. Mais, généralement réduites à leur enjeu purement scolaire dans la panoplie des « compétences » à maîtriser à l’issue de la scolarité obligatoire, elles le sont rarement dans le but de faire acquérir aux élèves des façons de questionner, de réfléchir, de percevoir le monde. C’est pourtant ce à quoi devrait s’employer l’institution scolaire, au lieu de fabriquer des individus formatés et disposés à accepter comme naturelles les positions dominantes ou dominées que les circonstances de la vie leur feront occuper.
Il n’est pas anodin que les deux premiers protagonistes de cette chronique soient Agora et ReMine. Ces deux documentaires, respectivement d’origine grecque et espagnole, traitent de thématiques sociales et sont tous deux inclus dans la section « Création Européenne ».
« Agora » de Yorgos Avgeropoulos est la chronique de la tragédie humaine et sociale qui secoue depuis plusieurs années la Grèce. Pour le dire plus brutalement : la chronique de l’assassinat politique et social de la patrie de la démocratie occidentale. Agora est une synthèse des années de souffrance du peuple grec. Il nous semble nécessaire de signaler l’existence et la force de ce documentaire puisque, dans cette heure et 54 minutes, il contient toutes les réponses pour ceux et celles qui, aujourd’hui, froncent encore les sourcils face à l’arrivée au pouvoir du parti Syriza.
ReMine, d’autre part, raconte l’histoire du « dernier mouvement ouvrier » d’Europe et rappelle la grève illimitée déclenchée il a quelques années par les mineurs d’Asturies et du nord du Léon dans l’Espagne septentrionale. Les mineurs ont perdu la bataille et les mines ont fermé sous les diktats de « l’Europe ». Mais les images de la révolte, les frondes chargées à l’explosif, la marche vers Madrid sous les applaudissements des gens, le courage des femmes, à côté de leurs maris, fiancés, frères, fils, oncles et cousins, enfermés dans les puits des mines en signe de protestation, les quatre martyrs…
Pas besoin d’avoir un cœur à gauche pour s’indigner face à ce qu’est devenue notre pauvre Europe, prostituée aux pouvoirs de la finance. Tout comme Agora, ReMine est important aujourd’hui. A l’image de la Grèce actuelle avec Syriza, on espère, avec Podemos, en Espagne où se jouent les dernières chances de réintroduire démocratiquement et sans violence, un fond de justice sociale dans un système politique et économique qui s’est vidé de son contenu démocratique pour ne conserver que ses formes. Il faut espérer que le Vieux Continent soit à la hauteur ; on ne pourra blâmer… les Américains.
Terminons cette chronique en revenant sur la section « Fiction » pour signaler le film qui a permis le prix FIPA d’or de la meilleure interprétation féminine à l’actrice colombienne Juana Acosta. « Sanctuaire » est une œuvre d’Olivier Masset-Depasse qui retourne sur les attentats du GAL (Groupe Antiterroriste de Libération) des années 80, contre les membres présumés d’ETA réfugiés dans le « sanctuaire » qui était à l’époque le Pays basque français. Le film a une vertu, même s’il faut remarquer qu’elle ne se trouve pas dans l’histoire en soi, où des affaires et personnalités se mélangent et la lecture politique finale laisse à désirer. La vertu est de souligner sans complaisance la complicité des services français dans ces opérations de barbouzes organisés et financés par des policiers espagnols. Il nous semble quand même important de saluer que grâce a « Sanctuaire » un public français hors Pays basque pourra enfin voir sur le petit écran la réalité des responsabilités hexagonales dans une « guerre sale » espagnole. D’autant plus que la tendance de se laver les mains de la problématique basque en tant que « problème de l’Espagne » est toujours forte en France. On le remarque hélas encore dans la timidité des responsables politiques français au moment où ils pourraient s’engager de manière plus sérieuse dans le processus de paix issu de l’abandon des armes de la part d‘ETA en 2011.
D’autre part, il y a un message inquiétant dans le film d’Olivier Masset-Depasse qui prend la forme d’une «voix off » à la fin du film : « le GAL a disparu quand le sanctuaire basque français » a été fermé aux militants d’ETA. En d’autres mots et brutalement dit : la guerre sale a payé pour ceux qui l’ont inventée, dirigée et financée… Historiquement c’est peut-être vrai, mais il faut cependant le dire haut et fort : le terrorisme d’Etat n’est pas la solution de quoique ce soit. A bon entendeur , salut.